Une vedette populaire
Comment mieux juger de la popularité d’une vedette qu’à travers le regard porté sur elle par la presse populaire ? À cet égard, le prisme de l’hebdomadaire Pour vous – l’un des titres majeurs de cette presse avec Cinémonde ou Ciné-Miroir dans les années 1920-1930 – offre un reflet parlant de ce que fut le « phénomène » Danielle Darrieux tout au long de la décennie qui vit ses débuts à l’écran, en 1931. De la débutante du Bal de Wilhelm Thiele à la star confirmée du Battement de cœur signé Henri Decoin, Pour vous va accompagner la – ou plutôt les – mutation(s) de l’image de Darrieux tout en soulignant, par le traitement qui lui est réservé dans ses colonnes, la singularité de la position de l’actrice dans le cinéma français, et en particulier par rapport aux autres comédiennes.
Car c’est peu dire que la situation de Danielle Darrieux telle que reflétée par Pour vous dans les années 1930 est unique. Il suffit pour s’en convaincre de s’en tenir à une seule donnée, ô combien révélatrice : les couvertures de la revue au fil de la période. À ce petit jeu, Darrieux domine sans conteste puisqu’elle en totalise 241. Sa seule véritable concurrente, Annabella, n’en compte que 21. Ni les « grandes dames » des écrans français (Marcelle Chantal, Gaby Morlay…), ni les actrices de haute volée (Edwige Feuillère, Madeleine Renaud…), ni les vamps (Viviane Romance, Mireille Balin…), ni les autres jeunes premières en vogue (Simone Simon, Renée Saint-Cyr…) ne peuvent rivaliser, aucune ne dépassant la dizaine de couvertures.
Et encore faut-il nuancer dans un sens qui accentue cette domination de Darrieux : s’il faut toute la décennie à Annabella pour aligner ses « unes » (la première, pour Le Million de René Clair, date de mars 1931, la dernière, pour Hôtel du Nord de Marcel Carné, de décembre 1938), les vingt-quatre couvertures de Darrieux sont regroupées entre août 1934 (la quatrième de couverture pour Mauvaise graine de Billy Wilder) et septembre 1939 (Battement de cœur), soit à peine plus de la moitié de la décennie. Avec un pic stupéfiant entre octobre 1938 et février 1939, où Darrieux est mise en couverture à sept reprises (dont deux quatrièmes de couverture) : cinq fois pour Katia de Maurice Tourneur et deux fois pour Retour à l’aube d’Henri Decoin !
Autre nuance qui va dans le même sens : elle est l’unique star (toutes nationalités confondues) à qui Pour vous consacre exceptionnellement, dans un même numéro, à la fois sa une et sa quatrième, en couleurs et en une photo. Si l’on devait s’en tenir à ce seul critère, l’« exception Darrieux » serait donc évidente – au moins pour la seconde moitié de la période qui nous occupe. Elle est confirmée dans le numéro 505 du 20 juillet 1938, qui publie « La cote d’amour des grandes vedettes » pour l’année 1937. Juste derrière Fernandel, Danielle Darrieux y obtient la seconde place, seule femme de ce classement avec Annabella, septième. L’année précédente, Darrieux et Annabella étaient déjà les deux seules actrices, respectivement en troisième et septième positions. Danielle Darrieux devait cette place au succès mondial du Mayerling d’Anatole Litvak (Charles Boyer, son partenaire, est d’ailleurs au deuxième rang de ce classement pour 1936, devancé par l’inamovible Fernandel).
L’importance de ce film dans la carrière de Darrieux est capitale tant il a bouleversé son image d’ingénue mutine en celle d’héroïne romantique, et son statut de jeune vedette prometteuse en celui d’étoile de première grandeur. Mayerling lui vaut sa première une de Pour vous en octobre 1935 ainsi qu’un changement de traitement flagrant dans les pages du magazine. Avant, la comédienne est évoquée sur le même mode que toutes les jolies débutantes ou jeunes premières de l’époque : photos de tournage, entrefilets, petits échos, rapides évocations dans les critiques de ses films… Après, elle est une sorte de trésor national : « Notre Danielle » – comme l’indique en couverture le numéro 443 sous une photo de Mademoiselle ma mère d’Henri Decoin –, une actrice dont on peut écrire (n°402 du 30 juillet 1936) qu’elle « nous est enlevée par l’Amérique » lorsque des producteurs américains prennent contact avec elle sur le tournage à Prague de Port-Arthur, de Nicolas Farkas, pour lui faire signer un contrat hollywoodien.
Quelques mois plus tard, c’est chose faite, et voici ce que cela donne sous la plume de Serge Veber : « Elle s’en va. Qui ça, elle ? Hé, parbleu ! La seule, l’unique que nous ayons : Danielle. Danielle Darrieux. On avait annoncé son départ pour l’Amérique bien des fois. Mais, cette fois-ci, c’est la bonne ou plutôt la mauvaise : elle a signé avec Hollywood. Je viens de parler avec elle et son mari. Et elle a signé pour cinq ans ! Cinq ans, c’est bien long, et je connais beaucoup de gens qui vont se désoler. Elle y arrivera précédée d’une réputation déjà très grande, et des films comme Mayerling que l’on a présenté à Hollywood lui ont déjà valu une notoriété méritée. Elle leur plaira comme elle nous a plu, à nous. Y a rien à faire. Y a qu’à pleurer… » Et rebelote dans le numéro 435, où le même Serge Veber signe, sur une pleine page simplement intitulée « Danielle… », une véritable déclaration d’amour telle qu’aucune autre vedette ne pouvait en susciter.
Cette « darrieuxmania », qui ne faiblira pas jusqu’à la guerre, tranche avec la relative indifférence qui a précédé. Certes, ses débuts dans Le Bal rencontrent quelques échos : une photo de tournage, en mai 1931, marque la première apparition dans Pour vous de « la jeune artiste Danièle Darrieux dans la version française du Bal ». On remarquera que « Danielle » s’écrit alors « Danièle », orthographe qui perdurera quelque temps dans les colonnes de l’hebdomadaire. Une autre photo accompagne, le 17 septembre 1931, la critique du film de Wilhelm Thiele, dont l’auteur, peu tendre avec le jeu trop théâtral des acteurs (André Lefaur, Germaine Dermoz, Marguerite Pierry), remarque d’emblée ce qui va faire la différence et le succès de la comédienne : « Mlle Danièle Darrieux, en fillette au cœur tendre, a dans ses naïvetés, charmantes d’ailleurs, beaucoup plus le sens de cinéma que ses célèbres partenaires. »
Quinze jours plus tard, le 1er octobre 1931, le premier article (un quart de page) entièrement consacré à la jeune comédienne – « Danièle Darrieux, vedette toute neuve » – débute ainsi : « Une nouvelle étoile s’est levée au firmament des studios : c’est Mlle Danièle Darrieux, la jeune vedette du Bal. Elle est blonde, gracieuse et fraîche et ne compte pas plus de quinze printemps. Ses grands yeux limpides ouverts sur le monde, elle envisage l’avenir avec la calme confiance de son âme neuve de toute jeune fille. Des projets ? Bien sûr qu’elle en a ! À son âge, toute espérance n’est jamais chimérique. Elle veut d’abord tourner, tourner beaucoup, pour devenir une grande vedette et avoir son nom "en gros" sur les affiches. C’est une opinion qui a sa valeur commerciale. Mais ce serait mal connaître Danièle que de la juger sur ces quelques paroles, car elle ajoute généralement : "Si je parviens au titre de grande star, cela prouvera que j’ai bien servi le cinéma. Et alors je serai si heureuse… J’aime tant mon métier !…" »
Mais la « vedette toute neuve » a beau tourner très vite après Le Bal, Pour vous s’apprête à l’ignorer pendant près de trois ans. Ni Coquecigrole d’André Berthomieu, ni Le Coffret de laque de Jean Kemm, ni Panurge de Michel Bernheim ne sont même évoqués dans ses pages. Le journal accorde alors ses faveurs à une longue série de jeunes actrices en herbe, qui, les unes après les autres, ont droit à des articles du même tonneau, voire à de très prématurées couvertures. Les découvertes de ces années-là, dont la gloire plus ou moins éphémère éclipse alors dans Pour vous celle de l’actrice du Bal, s’appellent Marie Glory (qui a débuté à la fin des années 1920), Meg Lemonnier, Rosine Deréan, Alice Field, Simone Cerdan, Germaine Aussey, Josette Day, Renée Saint-Cyr, Arlette Marchal, Vera Korène, Simone Deguise, Jacqueline Francell… Le 14 décembre 1933, Darrieux est ainsi absente de la liste des « Nouveaux visages » qu’a repérés Pour vous pour son numéro 265, et où l’on compte Madeleine Ozeray, Janine Crispin, Lisette Lanvin, Josseline Gaël, Paulette Dubost, Simone Simon, Simone Bourday, Lyne Clevers ou Mireille Balin.
Il faut attendre le 21 juin 1934 pour apercevoir à nouveau Darrieux dans la revue, le temps d’une photo du tournage de Mauvaise graine aux côtés de Pierre Mingand. Trois numéros plus tard, la critique du film de Billy Wilder ne lui fait pas vraiment la part belle : « Danièle Darrieux, Pierre Mingand, Raymond Galle nous plaisent par leur gaucherie même. » La rubrique « De vous à moi » de la page « Potins » du même numéro n’est guère plus tendre : « Dommage que Danièle Darrieux, si jolie, ait une diction si quelconque. »
Ces réserves n’empêchent pas que, grâce à ce film, Darrieux trouve enfin sa place dans Pour vous : quatrième de couverture du numéro 301 ; photo de tournage avec Albert Préjean pour Dédé de René Guissart dans le 307 ; critique plus sympathique pour son interprétation dans La Crise est finie de Robert Siodmak dans le 308 (« Danielle Darrieux, toute menue, jolie, simple et déjà habile ») tandis que, dans le même numéro, La Dame à la Corbeille qui signe la rubrique « De vous à moi » revient sur ses préventions passées (« Je voyais ces jours-ci, sur l’écran, une jeune actrice française que je connaissais peu : Danielle Darrieux. Elle est charmante. Je l’ai applaudie dans Mon cœur t’appelle et La Crise est finie. Elle joue vrai, elle a des premiers plans ravissants, elle est jeune et fine. »)
Dans le numéro 311 du 1er novembre, la comédienne a droit, pour la première fois depuis trois ans, à un article, intitulé « En déjeunant avec Danièle Darrieux » : « Non contente de compter dix-sept printemps et d’être fort jolie, Danièle Darrieux se mêle encore – et déjà – d’avoir du talent. Son passé cinématographique, bien que très léger, autorise dès maintenant les plus beaux espoirs. » Elle fait dès lors partie des favorites du magazine, qui signale chacun de ses films en saluant ses performances, son entrain, sa fraîcheur, et qui lui consacre très régulièrement des articles de diverse nature.
« Un jour au studio avec Danièle Darrieux » met ainsi en scène son caractère capricieux et joyeux, mais aussi son talent instinctif et ses doutes de jeune fille confrontée au statut de vedette, tandis que le numéro 364 s’attarde sur le tournage de Mayerling ou que le 376 s’arrête sur son changement de registre (« Pour la première fois vous venez d’interpréter un rôle dramatique dans Le Domino vert » d’Henri Decoin ; le film lui a valu la couverture du numéro 374) et annonce ses futurs débuts au théâtre… Quant au numéro 382, il indique à lui seul à quel point Darrieux est désormais populaire, puisque, outre un article sur le tournage de Club de femmes de Jacques Deval, il comporte une pleine page intitulée « Avez-vous le type de Danielle Darrieux ? », qui donne des conseils pour lui ressembler !
Dès lors, Danielle Darrieux n’est plus une vedette comme les autres. Elle est LA vedette française, dont chaque fait et geste mérite d’être signalé aux lecteurs de Pour vous : « Les souffrances de la « Japonaise » Danielle Darrieux » sur le tournage de Port-Arthur, « Entre deux scènes d’Abus de confiance, Danielle Darrieux apprend l’anglais », « Quand Danielle Darrieux regarde les Noirs de Harlem danser le « Lindy Hop », « Danielle Darrieux nous écrit », « Ayant refusé un million pour prolonger son séjour à Hollywood, Danielle Darrieux rentrera le 23 mai en France, où les premières photos de La Coqueluche de Paris l’ont déjà précédée », « Avec Darrieux sur le Normandie », « Comment Danielle Darrieux a doublé sa propre voix » pour La Coqueluche de Paris d’Henry Koster, « Dans Battement de cœur, Danielle chausse les souliers qu’elle portait dans Le Bal », etc., etc.
Même sa famille est présentée aux lecteurs : le numéro 479 du 19 janvier 1938 propose ainsi une « Visite à Mme Darrieux, professeur de chant de Danielle, Simone Simon et Yvette Lebon ». Quant à ses films, ils ne sont pas seulement critiqués, ils sont commentés de numéro en numéro par les échotiers du journal, des professionnels, les lecteurs… Rien ne semble pouvoir endiguer cet engouement, cette passion du public français pour son actrice favorite, même pas l’apparition de nouveaux visages comme Corinne Luchaire, Michèle Morgan ou Marie Déa, que la revue met régulièrement en avant à partir de 1939. Seule la guerre qui s’annonce mettra à mal cette popularité. Mais de cela Pour vous ne rendra pas compte, le magazine suspendant sa parution en juin 1940.
(1) Pour vous compte deux couvertures par numéro, la première page et la dernière, chacune étant consacrée soit à une vedette, soit à un film : les chiffres cités ici additionnent les deux.
Article initialement publié en février 2009 sur le site de la Bibliothèque du film.