« Danielle Darrieux, la femme aux 100 films »
Ainsi titrait le numéro d’une revue spécialisée en 20021, soulignant à quel point la carrière de l’artiste épousait les contours de toute l’histoire du cinéma parlant, depuis Le Bal en 1931 – elle n’avait alors que 14 ans – jusqu’à Huit femmes2, dans lequel François Ozon en fit la doyenne des actrices du septième art français… De cette carrière unique par sa longévité et sa richesse, on a longtemps essentiellement retenu les grands films des années 1950 sous la direction de Max Ophuls, le film américain L’Affaire Cicéron et ceux de Demy, voire certains films mal aimés de la cinéphilie française comme Le Rouge et le Noir. Darrieux n’ayant tourné dans les années 1930 ni avec Renoir, ni avec Carné, Duvivier, Grémillon, Pagnol ou Guitry, c’est-à-dire avec aucun des « auteurs » que l’histoire du cinéma a consacrés, ses films de cette décennie ont pu se trouver quelque peu négligés. Or, la récente rétrospective de la Cinémathèque a permis de revisiter les débuts de la carrière de Danielle Darrieux, qualifiés à juste titre de « fulgurants » par Dominique Païni lors de sa passionnante conférence d’introduction au phénomène Darrieux. C’est sur ces années 1930 qu’il est intéressant de revenir, tant sa filmographie y est prolifique (vingt-sept films en neuf ans !), et tant Darrieux s’impose alors dans le cinéma français comme la « jeune femme moderne » par excellence, dans des comédies enlevées mettant en valeur une vélocité de jeu singulière dans le paysage des actrices de l’époque.
Entrée dans la danse avec Le Bal
Danielle Darrieux étudie le violoncelle et le chant au Conservatoire lorsqu’elle entend parler d’un casting pour jouer dans un film, Le Bal, adaptation d’une nouvelle d’Irène Nemirowsky. Le réalisateur Wilhelm Thiele choisit la gracile soprano de 14 ans, capable d’interpréter de petites romances. C’est donc sans aucune formation de comédienne que Darrieux fait ses débuts dans une comédie chantante telle que le cinéma français en produit lors de la généralisation du parlant. Sa fraîcheur, sa voix déjà bien posée et sa joliesse font merveille face aux autres acteurs du film venus du théâtre, comme c’est majoritairement le cas en France à l’époque. Ses accents de tendresse sont certes d’une emphase encore un peu maladroite, mais la séduction qui émane de la novice est assez puissante dès ce premier rôle pour que Darrieux remporte un franc succès personnel et attire l’attention des magazines. Par ailleurs, ce tout premier personnage d’Antoinette esquisse sa future persona de « gamine » charmante aux effets dévastateurs. Jeune fille en fleur, Antoinette veut participer au bal donné par sa mère. Celle-ci, voulant écarter une possible rivale, lui refuse cette faveur. Par une impulsion spontanée, Antoinette jette les invitations au bal dans la Seine et sabote ainsi avec une efficacité remarquable la soirée mondaine. La douce enfant « à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession » se révèle d’emblée bien dangereuse !
« Quelle drôle de gosse ! »
Danielle Darrieux ne cessera, dans une série de comédies, de creuser ce sillon de la jeune fille trublion – parfois proche de la tornade – dont Quelle drôle de gosse ! de Léo Joannon achèvera de fixer les contours en 1935 : si elle se montre impertinente, insoumise, revendiquant son indépendance et sa liberté (Mademoiselle Mozart, Un mauvais garçon, Mademoiselle ma mère, Battement de cœur…), c’est qu’elle est avant tout encore une « gosse » capricieuse, qui saura s’assagir auprès d’un compagnon compréhensif.
Ces comédies s’inscrivent dans l’air du temps, celui de l’entre-deux-guerres, où la question de l’émancipation des femmes est âprement débattue. Les Années folles ont vu l’émergence aux États-Unis du modèle de la flapper, incarné à l’écran par Clara Bow ou Louise Brooks3. En France, c’est le roman de Victor Margueritte, La Garçonne, qui a marqué les esprits, dans un registre sérieux. D’autres romanciers explorent ces nouveaux modèles féminins sur un ton plus léger et satirique, comme Clément Vautel avec Madame ne veut pas d’enfant ou L’Amour à la parisienne. Vautel y raille les « jeunes femmes modernes », simples gamines turbulentes que la maturité saura ramener à la raison. Les personnages incarnés par Darrieux dans des films souvent réalisés par son époux et aîné de vingt-sept ans – Henri Decoin – sont très proches de ceux de ce romancier alors à succès.
Naturel et vélocité
Malgré cette finale remise au pas scénaristique récurrente, Danielle Darrieux déploie dans ses films une énergie d’un type inhabituel chez les actrices françaises de la même époque, y compris chez celles qui incarnent des figures de « jeunes femmes modernes » analogues. Josette Day (Jeunesse d’abord !, Une fille à papa…), dont l’élocution est sage et appliquée, paraît ainsi bien fade en comparaison de Darrieux, qui maîtrise un tempo verbal endiablé. Cette vélocité va de pair chez Danielle Darrieux avec une agilité, une aisance gestuelle, une souplesse corporelle tout aussi exceptionnelles. Dans Mademoiselle Mozart, Darrieux virevolte et swingue gaiement dans le magasin d’instruments de musique dont elle est la directrice4. Dans Club de femmes, alors danseuse de claquettes, elle exhibe avec naturel ses longues jambes fuselées, n’hésitant pas à effectuer des acrobaties à la barre fixe et à simuler une chute périlleuse…
Dans Un mauvais garçon, elle saute comme un cabri dans les bras de son père – auquel elle enlève sans façon les points noirs du visage ! – ; se roule en pyjama sur son lit en écoutant la TSF et en fumant des cigarettes comme un pompier ; conduit sa voiture en chantant à tue-tête ; puis, déguisée en Apache, façon bande à Bonnot, joue crânement au poker en jurant comme un titi de Paname. Dans Mademoiselle ma mère, elle refuse en mariage son énième prétendant et se jette de dépit du haut d’un yacht dans l’eau du port de Monaco. Plus loin dans le film, elle se joue de son nouvel infortuné époux en s’élançant dans un lit matrimonial transformé en manège tournoyant sur son axe. Dans Battement de cœur, enfin, c’est sa dextérité qui s’exerce dans des activités illégales de pickpocket…
Une telle mobilité physique, une telle célérité corporelle sont exceptionnelles parmi ses comparses du cinéma français des années 1930 qui peuvent prétendre à une grande notoriété. Annabella, capable de camper une jeune aviatrice intrépide (Anne-Marie, 1936), paraît bien empruntée lorsqu’elle court. Viviane Romance, abonnée aux rôles de garce qui roule des hanches, sait chanter sur une scène de music-hall, mais ne sait guère swinguer comme le fait Darrieux. Gaby Morlay possède chez Guitry un débit verbal remarquablement rapide, mais sa voix pointue et sa technique de comédienne sentent les planches. Edwige Feuillère, qui saura sous l’Occupation montrer des dons pour la comédie à la mode screwball (L’Honorable Catherine), gardera un timbre de « grande dame » du Français, qui manque singulièrement de naturel. Quant à Michèle Morgan, ses inflexions mélancoliques et son immobilité (l’attente figée paraît topique chez cette actrice) en font une créature du réalisme poétique, marquée par la lenteur tragique. À côté de toutes ces actrices qui rencontrent le succès dans les années 1930, Darrieux paraît la plus « naturelle », la plus instinctive, et finalement la plus « américaine » des Françaises.
Une girl française
Souvent chantantes, voire dansantes, et toujours échevelées, les comédies dans lesquelles joue Danielle Darrieux de 1931 à 1939 sont proches des screwball ou sophisticated comedies américaines. Il est remarquable que deux des réalisateurs, exilés à Paris afin de fuir le nazisme avant de gagner Hollywood, choisissent précisément Darrieux pour leurs films français : Billy Wilder pour Mauvaise graine, histoire d’une bande de bad boys, et Robert Siodmak pour La Crise est finie, comédie musicale à l’américaine dans laquelle les talents de chorus girl de la jeune actrice sont exploités. Il est aussi symptomatique de lire ces mots d’un fan de la jeune star, interrogé dans Cinémonde en 1936 5: « Elle vaut bien toutes les girls américaines, avec cet avantage qu’elle est française et parle français. »
Cet admirateur songe certainement aux actrices hollywoodiennes au preste débit de paroles et à l’allure « moderne », souple et sportive, que sont Katharine Hepburn – modèle parfois revendiqué par Darrieux –, Rosalind Russell ou encore Claudette Colbert… Les producteurs états-uniens ne s’y sont pas non plus trompés, puisqu’ils l’ont attirée à Hollywood dès 1937. Dans The Rage of Paris (La Coqueluche de Paris, 1938), Darrieux incarne une jeune aventurière française venue tenter sa chance à New York. Elle s’y affronte à Douglas Fairbank Jr. dans un anglais à l’accent frenchy bien dosé, et se laisse parfois aller à des cascades verbales en français, expression de son charmant courroux aux yeux de l’Américain. Toujours aussi physique, Darrieux évolue tour à tour avec grâce et clownerie, comme dans cette séquence où, le corps coupé en deux dans une fenêtre à guillotine, elle se débat furieusement.
Une comédienne « Stradivarius »6
Serait-ce l’influence des studios américains et de l’underplaying ? Le jeu de Danielle Darrieux ne fait que s’affiner et gagner en subtilité. Il est vrai aussi qu’avant de partir pour Hollywood, la jeune star venait, aux côtés de Charles Boyer, de gagner ses galons d’actrice de composition en France, dans le mélodrame historique Mayerling (1936) sous la direction d’Anatole Litvak. Son personnage d’Abus de confiance (1937), mélo d’Henri Decoin, lui avait également permis, après ses tentatives infructueuses d’Un mauvais garçon, d’exercer sérieusement son métier d’avocate et de toucher le public par ses plaidoiries en faveur de l’enfance maltraitée.
À Hollywood, Darrieux clame son peu d’appétence pour le système contraignant des studios californiens et rentre en France immédiatement après le film d’Henry Koster. Avec Retour à l’aube (1938), Decoin offre de nouveau à son épouse de quoi prouver ses qualités de grande comédienne dramatique. L’actrice incarne une jeune Hongroise provinciale qui se laisse un jour emporter par le luxe de Budapest pour se retrouver au petit matin dans un poste de police, dégrisée, à bout de nerfs, humiliée. Darrieux s’expose, va au bout d’elle-même.
Danielle Darrieux ne fut pas la seule Française appelée par Hollywood dans les années 1930. La jeune Simone Simon s’y fixa plus longuement, et elle est peut-être une des autres rares actrices françaises de cette période possédant un naturel singulier, loin des artifices du théâtre. Mais la « féline » Simone Simon ne fut pas promise à une carrière aussi dense et durable que celle de Danielle Darrieux.
Si le passage à Hollywood n’a pas été inutile à Darrieux, il ne l’a pas été non plus pour Decoin. Celui-ci, qui s’est promené dans les studios et a beaucoup observé, réalise certainement sa meilleure comédie des années 1930 avec le réjouissant Battement de cœur (1939). Darrieux y est irrésistible, pleinement maîtresse de ses moyens d’actrice de comédie, espiègle et souple, mutine sans affecter les moues appuyées de ses débuts, mais aussi touchante de gravité lorsqu’elle verse ses larmes de bonheur devant les yeux de Claude Dauphin.
DD, la « jeune femme moderne » du cinéma français des années 1930, a ainsi su traverser quelque sept décennies du septième art avec grâce – légèreté et gravité de plus en plus subtilement mêlées. En 1934, Danielle Darrieux déclarait effrontément devant un journaliste de Cinémonde : « Alors, l’avenir ?… On verra bien. La vie est trop courte. On crève trop tôt. Mieux vaut profiter de tout ce qu’elle vous offre et la raccourcir de quelques années que vivre en vain durant cent sept ans !… ». Gageons que Danielle Darrieux pourra nous enchanter encore sur les écrans jusqu’à, au moins, cent sept ans !
(1) Cahiers du cinéma, n°566, mars 2002.
(2) Depuis 2002, Darrieux continue à tourner régulièrement.
(3) Cette dernière a tourné dans un film français des tout débuts du parlant, Prix de beauté d'A. Genina, 1930.
(4) Le magasin de M. Dame des Demoiselles de Rochefort, dans lequel jouera Darrieux trente ans plus tard, paraît fort inspiré de celui de Mademoiselle Mozart…
(5) Enquête d’Odile Cambler, Cinémonde, n°397, 28 mai 1936.
(6) Expression utilisée par un journaliste du magazine Cinémonde en 1937.
Article initialement publié en mars 2009 sur le site de la Bibliothèque du film.