Andreï Tarkovski, éthique de l’absolu

Samuel Petit - 30 juin 2017

Andreï Tarkovski, éthique de l'absolu

« Je veux faire un film qu’on puisse comparer, de par sa profondeur, à un acte de vie. » (Andreï Tarkovski)

Chez Andreï Tarkovski, la pratique de l’art cinématographique pose d’abord une question éthique. Il ne peut envisager l’acte de création sans ce préalable. Cette démarche se veut être le reflet de son parcours spirituel : « celui qui trahit une seule fois ses principes perd la pureté de sa relation avec la vie. Tricher avec soi-même, c’est renoncer à tout, à son film, à sa vie ». Sa morale intime doit dépasser ses propres intérêts pour servir l’intérêt supérieur du film, même si pour cela, il faut y laisser sa santé. Dans ses écrits, Journal (1970-1986) et Le Temps scellé, le cinéaste questionne, entre autres et sans relâche, cette notion d’éthique, pivot de son rapport au monde, au divin, à l’art et aux êtres. Il y relate ses doutes, joies et frustrations, colères et mauvaise foi, espérance et désespoir. Il évoque sa famille, sa datcha, ses moments de solitude. Autant d’exemples de son combat intérieur pour atteindre une vérité supérieure, expression de sa foi profonde et de sa quête permanente d’absolu. « Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressente le besoin d’aimer, de donner son amour, et qu’il perçoive l’appel de la beauté ».

« Le poète est quelque chose qu’il est permis d’être, mais non de devenir. » (Hermann Hesse)

Tarkovski estime que le cinéma doit être un art à l’égal de la peinture, de la musique, de la littérature, parce qu’il possède ses propres spécificités. « Le cinéma est de tous les arts celui qui a la plus grande capacité de vérité et de poésie ». Le cinéaste ne s’est jamais considéré comme un metteur en scène, mais plutôt, au même titre que son père, un poète. « Il est impossible de parler du problème de la création avec le langage ordinaire et rationnel. La création ne relève absolument pas de l’analyse rationnelle », seul le langage poétique peut l’aider. Pour Tarkovski, le poète est un être à « l’imagination et à la psychologie d’un enfant » dont la « perception du monde est immédiate ». Il ne le décrit pas mais le découvre. Il doit posséder la faculté d’y poser un regard où « la sensation prime sur la signification » et être capable de se réinventer en permanence pour mieux en révéler la beauté et le mystère fondamental. C’est un état plus qu’un choix individuel. « La poésie d’un auteur, qui se forme à partir de la réalité qui l’entoure, est capable de s’élever, au-dessus d’elle, ou même d’entrer en âpre conflit avec elle. Et paradoxalement, pas seulement avec la réalité extérieure mais aussi avec celle qui est en lui ». Il revient souvent sur l’idée que le cinéma est probablement « l’art le plus intime, le plus personnel », qui reflète les contradictions, « les souffrances et le vécu de son auteur ». Seule sa « vérité intime » sera ressentie par le spectateur comme un argument incontestable. En effet, chaque œuvre doit trouver son propre langage et suivre une logique poétique. Tarkovski invoque l’idée d’une structure narrative moins traditionnelle et plus en phase avec une poétique qui lui est propre : « Je crois la démarche poétique plus proche (…) de la vie elle-même que ne le sont les règles de la dramaturgie traditionnelle (…). Les liaisons poétiques apportent davantage d’émotion et rendent le spectateur plus actif ». Il faut par contre se méfier de ce que l’on appelle le « cinéma poétique ». Les figures stylistiques classiques de ce genre telles que l’allégorie ou le symbole sont aisément récupérables et interprétables sous un prisme idéologique, au risque d’en réduire l’impact. D’une image peut surgir une multitude d’interprétations possibles. La polyphonie d’une image est trop riche pour l’appauvrir et lui donner une interprétation qui pourrait être unilatérale. La contraindre serait la réduire, d’ailleurs elle dépasse toujours la pensée de son auteur même. Elle doit exprimer la vie. Elle est « une semence, un organisme vivant qui évolue ». Pour le spectateur, la compréhension d’une œuvre ne doit pas non plus être le fruit d’une analyse rationnelle et/ou intellectuelle, elle doit le saisir dans le tréfonds de son être. Ainsi le travail des critiques, souvent, indiffère Tarkovski. Même lorsqu’un Sartre célèbre L’Enfance d’Ivan (1952), il le ressent comme une récupération idéologique sans rapport avec le film. Son interprétation, selon le cinéaste se réduit au plan strictement philosophique. Il y adhère en partie, mais aurait souhaité une interprétation artistique de son film. En revanche, de nombreuses et différentes interprétations de spectateurs, non professionnels, le comblent.

Tarkovski se refuse à commenter ses films pour laisser au spectateur le soin de parcourir ce trajet intérieur nécessaire à la compréhension de son œuvre. Le travail de funambule d’un artiste-poète est sa capacité à « équilibrer le rapport organique entre les impressions subjectives de l’auteur et la représentation objective de la réalité ». C’est de ce combat intérieur que doit naître la conscience de l’artiste, où se combinent réflexion et intuition, afin de « se transcender pour parvenir à l’art le plus absolu ».

Solaris (Andreï Tarkovski)

« L’art est un méta langage, par lequel les hommes essaient de communiquer entre eux, de se connaître et d’assimiler les expériences des uns et des autres. ». (Andreï Tarkovski)

Dans son journal, Tarkovski cite un grand nombre d’écrits philosophiques (Berdiaev, Kant) et religieux (Traité de zen, Upanishad), mais ce sont les artistes qui ont sa préférence : les peintres (Van Gogh), les musiciens (Bach) et, en particulier, les écrivains, fils conducteurs de ses réflexions et exemples à suivre. Ses maîtres sont Pouchkine, Tolstoï, et surtout Dostoïevski, dont il est un héritier avoué. On trouve également Thomas Mann, Hermann Hesse, Hoffmann, Thoreau, Ovide…

À travers toutes ses références se dessine un point d’horizon donnant la mesure de son exigence pour atteindre à la vérité : « c’est la méthode, le moyen, le comment ». Pour ce faire il faut, en premier lieu, une parfaite exactitude dans ce que l’on tente d’exprimer : « c’est l’âme du travail de l’artiste », écrit-il dans son journal, citant Gustave Mahler. C’est en artisan qu’il approche le medium : « l’affaire réside entièrement dans la maîtrise du matériau et dans le matériau lui-même. Et le maître est celui qui reconnaît dans le matériau l’œuvre qu’il peut en tirer ». On fait un film avec le « matériau de la vie », pour exprimer « la vie elle-même », et révéler la « vérité idéale retenue cachée ». Le spectateur doit ressentir cette vie comme si elle était la sienne ou un exemple avec lequel confronter ses propres questionnements. Tarkovski pense que ce besoin de récits est naturel chez l’homme et, paradoxalement, il ne croit pas à l’expression de soi dans la création. Le but ultime de l’art l’en empêche, c’est une impasse sur le plan philosophique. Il s’agit d’atteindre quelque chose qui nous dépasse. C’est le contraire du pragmatisme et de l’utilitarisme. Le cinéaste méprise par ailleurs la culture matérialiste occidentale, son manque de spiritualité qui rend « nos esprits infirmes », et son rapport à la « consommation d’art ». Tarkovski rit de certains de ces artistes au narcissisme hypertrophié. Il estime que « l’artiste collecte et concentre les idées qui sont dans le peuple. Il est la voix du peuple ». Il n’est pas là pour « imposer ses idées », il est un médiateur et « un serviteur », sacrifice compris : « Atteindre l’absolu », quel qu’en soit le prix, « en m’efforçant de lever, d’élever toujours plus haut le degré de maîtrise de mon art ».

« Seul l’art est capable de connaître et définir l’absolu. » (Andreï Tarkovski)

La foi et le cinéma se confondent chez Tarkovski, ses films sont l’aboutissement de sa croyance et forment un même bloc. Sa définition de la religion est toute personnelle, exigeante mais peu dogmatique, elle ne suit pas les préceptes de l’Église traditionnelle, bien qu’elle soit l’héritage d’une pensée typiquement russe et orthodoxe. Il établit un parallèle entre l’expérience religieuse et l’émotion ressentie devant une œuvre. « L’art est une prière. À travers l’art, l’homme exprime son espoir, c’est un lien avec le divin et l’on ne peut atteindre l’absolu ». L’art est un sacerdoce, mais nécessité fait loi pour définir l’artiste, qui ne doit pas se dérober sous le poids de ses responsabilités : « l’écrivain qui a du talent, mais cesse d’écrire parce qu’on ne le publie pas, n’est pas un écrivain. La volonté de créer caractérise l’artiste, et ce trait entre dans la définition de son talent ». Tarkovski envisage sa condition d’artiste comme un destin qu’il faut assumer jusqu’au bout, la joie de créer est circonscrite par une discipline morale rigoureuse. Il faut « aller à l’encontre de son plaisir dans le travail, s’imposer de respecter l’idée d’origine, suivre son chemin malgré le prix à payer, poursuivre la vérité inconditionnelle des faits ».

Tarkovski le paye cher. Lénine disait que de « tous les arts le cinéma est le plus important ». Ainsi en U.R.S.S., il faut le surveiller et l’orienter. Émanation du pouvoir soviétique, le Goskino (comité ministériel en charge du cinéma fondé en 1920), maintient le cinéma sous une sévère tutelle, de l’écriture des scénarios, à la production, de la réalisation à la distribution, il exerce un contrôle sur tous ses aspects. Le cinéma est avant tout outil de propagande du pouvoir. Tarkovski, par éthique personnelle et par souci d’honnêteté, refuse de se plier à ces injonctions, ou de simplement réaliser des films de commande, quitte à vivre dans le dénuement le plus total, quand ce n’est pas la misère. Le comité s’arrange pour littéralement et systématiquement l’empêcher de mener à bien la réalisation de ses films. Tarkovski ne se considère pas comme un dissident, mais son génie le rend subversif aux yeux des autorités. Il tient bon. Sa vie, juge-t-il, « est trop courte pour la passer à ramper devant de pitoyables gredins ». Mais il y laisse sa santé et sera victime d’un infarctus en 1978. « Je suis fatigué. Fatigué de persécution, de votre haine, méchanceté, de misère, de l’absence systématique de travail à laquelle vous me condamnez perpétuellement » écrit-il au président du Goskino en 1983. C’est en Europe, où on le considère comme un cinéaste majeur, que vient le salut. Il s’exile en 1982 avec la conscience de ne probablement jamais revenir chez lui. Malgré cette souffrance quasi permanente, ses doutes, et par moments son désespoir, il se refuse au pessimisme. Même s’il pense profondément que la figure de l’artiste est tragique, la création, elle, ne peut l’être, elle est pulsion de vie. L’art, dans son achèvement le plus total, donne une « forme à la structure spirituelle de l’homme ». Dans ce qu’il peut offrir de plus élevé il est « négation de la mort », donc porteur d’espérance. Il est persuadé que l’art est effectif, et a un impact réel sur les gens. Peu importe « si cette espérance est un leurre, mais elle donne la force de vivre et d’aimer le beau. Sans espérance l’homme meurt ». Cette exigence, cette quête d’absolu sont pour le cinéaste « la force motrice du développement de l’humanité, donc de l’art ». L’absolu est une vérité permanente à conquérir, véritable exigence spirituelle. Cela passe par une définition personnelle du réalisme : « l’art est réaliste s’il tend à exprimer l’idéal moral. Le réalisme est la quête de la vérité qui est toujours belle. Dans ce sens, la catégorie esthétique est en harmonie avec la catégorie éthique ». Hors de ça, « le reste n’est que travail et servitude ». Pour Andreï Tarkovski, « celui qui ne veut pas la vérité » ne peut pas voir « la beauté ».


Journal (1970-1986), Andreï Tarkovski (Couverture de l'édition définitive, 2017, détail)

Toutes les citations sont extraites de ces ouvrages consultables en bibliothèque 
:

Antoine DE BAECQUE, Andreï Tarkovski, Cahiers du cinéma, Paris, 1989.

Luca GOVERNATORI, L’art et la pensée, L’Harmattan, Paris, 2002.

Andreï TARKOVSKI, Journal (1970-1986), édition définitive, Philippe Rey, Paris, 2017.

Andreï TARKOVSKI, Le Temps scellé, Cahiers du cinéma, Paris, 1989.

Maya TUROVSKAYA, Tarkovsky, Cinema as pœtry, Faber and Faber, Londres, 1989.


Samuel Petit est médiathécaire à la Cinémathèque française.