"Nous avons vécu ensemble à New York pour préparer Taking Off, qui fut tourné en 1970. Milos, après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les chars russes au mois d'août 1968 et la fin brutale du Printemps de Prague, avait décidé de rester à l'Ouest et d'essayer d'y travailler. France ou États-Unis ? Il ne savait pas encore.
Dans les années qui suivirent Taking Off, film à tout petit budget qui ne nous rapporta pas un dollar, Milos vécut au fameux Chelsea Hotel, dans une chambre qu'il payait comme il pouvait. Il avait dû laisser sa famille à Prague et ne pouvait pas y retourner. À près de quarante ans, il était un auteur de films très connu, ses films tchèques des années 1960 étaient étudiés dans les écoles de cinéma, invités dans tous les festivals, couverts de prix – et il vivait avec deux ou trois dollars par jour.
Comme dans un conte de fées, après des années difficiles, Michael Douglas, qui tenait les droits de son père, lui proposa Vol au-dessus d'un nid de coucou. Il accepta, il travailla sur le script. Pendant le tournage – à Salem, dans l'État d'Oregon –, il m'invita pendant une semaine et de nouveau nous vécûmes ensemble. Le film payait ses dépenses et ses finances restaient maigres. Mais comme il avait un pourcentage, le succès métamorphosa sa vie. Il avait réussi son pari. Après Lubitsch, Fritz Lang et quelques autres moins connus, il devenait d'un coup un cinéaste américain, nanti d'un premier Oscar et d'un vrai prestige. Mais sans cesser d'être lui-même. Il ne renonçait pas à être un auteur de film pour devenir un bon faiseur parmi d'autres. Il voulait réussir le paradoxe de ne faire que ce qui lui plaisait à l'intérieur d'un système connu.
De là, peut-être, un fréquent retour à l'Europe. Si on y regarde de près, dans les films qui suivront, il fut souvent tenté par des histoires européennes (Amadeus, Valmont, et tout récemment Les Fantômes de Goya). Hair garde encore beaucoup de son regard tchèque, si personnel, qui était celui de Taking Off, film observé directement et tourné « en vrai », ce qui en fait aujourd'hui le seul film sur le mouvement hippie et les runaway kids. Ce regard précis, à la fois chaleureux et ironique, tendrement impitoyable, qui était celui des Amours d'une blonde et d'Au feu, les pompiers, il devait le garder pour Ragtime et plus encore pour Larry Flynt et le surprenant Man on the Moon. Avec Les Fantômes de Goya, il revient en Europe et même au passé de l'Europe, qu'il affectionne. Je ne connais aucun autre cinéaste qui fût capable de ce va-et-vient. Et c'est sans doute là qu'il trouve sa vraie force. Tchèque, il est devenu américain. Américain, il est resté tchèque.
Même si, aux États-Unis, il est un adepte de la côte Est, il n'ignore rien des méthodes hollywoodiennes, auxquelles il n'adhère pas. Avec l'aide de Saul Zaentz, en qui il a trouvé un producteur incomparable, il garde son indépendance, il reste lui-même. Pas une image de ses films ne lui échappe. Surtout, il a gardé son rapport direct avec les individus, son attention scrupuleuse au réel. Pour Taking Off, nous avons vécu des mois à New York dans une petite maison downtown (où habitait aussi Ivan Passer), partageant la vie de nos personnages, les observant de près, côtoyant Janis Joplin et Tina Turner (qui est dans le film).
Pour Les Fantômes de Goya, nous avons sillonné l'Espagne de long en large, parlé et travaillé pendant deux ans. Milos fuit l'arbitraire et recherche avant tout le vrai. Il est très près des choses, particulièrement de la nourriture et de la politique internationale. Il joue à être lourd et un peu rustre, ce de quoi il faut se méfier. Dans le travail, il est hanté par la justesse d'une parole, d'un geste. Avant de commencer le tournage, il fait de nombreuses répétitions, avec les acteurs et les techniciens, pour arriver à trouver le rythme, le ton, les mouvements de la caméra, qui sont toujours commandés par ceux des personnages.
Il dit que toute action que nous inventons, tout événement, même infime, doit être à la fois inattendu et inévitable. À première vue, ces deux mots paraissent contradictoires, mais l'expérience aide à s'en sortir – et aussi le travail en commun, qui est avant tout un jeu, une improvisation constante, de longues semaines de solitude dans sa maison du Connecticut (une des plus vieilles d'Amérique, entourée de bois, ce qui lui valut l'hiver dernier d'avoir la visite d'un ours). Chacun essaie de séduire l'autre, nous jouons tous les rôles, je prends des notes. Et la règle veut que nous n'adoptions une scène que si elle nous plaît, totalement, à tous les deux. À la moindre restriction, au moindre doute, on efface tout et on recommence.
Il reste très bon public et c'est aussi une de ses forces. Il ne pratique, sur les films des autres, aucune critique systématique. Le soir, après toute une journée de travail, très souvent nous regardons ensemble un film récent, sur DVD. Cette technique a cela de bien qu'elle permet quelques commentaires à haute voix. Et c'est une merveille de voir comment Milos s'intéresse, s'excite même à la vue du film, revient en arrière pour analyser une scène, comment lui, sans doute un des plus grands cinéastes vivants, aime encore, passionnément, le cinéma."
Ce texte est paru initialement dans le catalogue d'Entrevues - Festival international du film de Belfort (26 novembre-4 décembre 2005).