Reporter, photographe, scénariste, productrice, metteur en scène, plasticienne, fondatrice et Directrice du Festival International de Résistance Culturelle, Jocelyne Saab (30 avril 1948 – 7 janvier 2019) est née et a grandi à Beyrouth. Mis entièrement au service des populations démunies, des peuples déplacés, des combattants exilés, des villes en guerre, du quart-monde sans voix, son trajet de créatrice s'enracine dans la violence historique, les multiples façons d'y participer et d'y résister, la conscience des gestes et images nécessaires pour la documenter, la réfléchir et y remédier.
Après avoir été engagée comme journaliste par son amie Etel Adnan, en 1973 Jocelyne Saab devient reporter de guerre. L'ancrage dans l'ici et maintenant de la situation détermine sa pratique : une exigence de factualité, de pertinence, de clarté, de rapidité quant aux décisions éthiques et stylistiques à prendre. Cette présence à l'actualité s'articule systématiquement à une analyse politique approfondie, en amont comme en aval des films.
L'art de Jocelyne Saab consiste en effet à comprendre d'emblée quelles images participeront à constituer l'histoire collective, à les réaliser et monter de sorte à les porter à la hauteur des enjeux historiques. Sans Jocelyne Saab, il manquerait nombre d'images nécessaires à l'histoire des peuples en guerre, tels les plans du Fatah fuyant Beyrouth sur l'Atlantis (Le Bateau de l'exil, 1982). Le travail réalisé à propos de son pays, le Liban, offre l'exemple d'une entreprise de réflexion visuelle qui n'aura cessé de renouveler ses formes, depuis le compte-rendu factuel rendu possible par l'intrépidité de Jocelyne Saab qui n'hésite jamais à s'aventurer en territoire ennemi, jusqu'à l'essai spéculatif le plus personnel. Les Commandos-suicides (1974), Nouveaux Croisés d'Orient (1975), Le Liban dans la tourmente (1975), Les Enfants de la guerre (1976), Beyrouth jamais plus (1976, texte d'Etel Adnan), Lettre de Beyrouth (1978), Beyrouth, ma ville (1983, texte de Roger Assaf), What's Going on? (2011), Un dollar par jour (2016, sur les réfugiés syriens), auxquels s'ajoutent les fictions Une vie suspendueemphasized text (1984, avec Juliet Berto), puis Il était une fois... Beyrouth. Histoire d'une star (1994, fable cinéphilique sur la mémoire visuelle d'une ville en ruines), forment autant de panneaux d'une fresque remarquable dans l'histoire du cinéma, brossée à l'échelle d'une vie – monumentale non seulement pour ce qui concerne le Liban, mais pour ce qui concerne les rapports entre une artiste et une nation. De son pays, Jocelyne Saab documente les meurtrissures, les terribles plaies, les divisions, les apories, la poésie et la formidable énergie toujours renaissante. On peut comparer cette entreprise au long cours, qui rend compte à la fois des événements, des réalités collectives et des sentiments les plus complexes, au travail que Johan Van der Keuken avait accompli sur Amsterdam ou à celui que conduit désormais Wang Bing sur la Chine.
Jocelyne Saab mit en œuvre son art de l'analyse politique visuelle sur beaucoup d'autres territoires : Palestine (Femmes palestiniennes, 1973, Les Palestiniens continuent, 1974), Libye (Khadafi, 1976), Sahara (Le Sahara n'est pas à vendre, 1978), Iran (Iran, l'utopie en marche, 1980), Vietnam (La Dame de Saïgon, 1997), Turquie (Imaginary Postcards, 2016), Kurdistan irakien, Syrie et surtout Égypte, où elle a souvent vécu : Égypte, la Cité des morts (1977), Alexandrie (1986), Les Almées, danseuses orientales (1989). En 2005, Dunia, comédie musicale tourné au Caire et consacré au plaisir dans le contexte de l'Islam, lui vaut menaces de mort et censure.
Depuis 2007, Jocelyne Saab se consacrait aussi à l'art contemporain. Avec pour matériau son travail sur la guerre, « Strange Games and Bridges » offre sa première installation, sur 22 écrans, au National Museum de Singapour. La même année, elle expose ses photographies à la Dubai Art Fair. En 2013, à travers six portraits de créateurs, la série Café du Genre décrit la diversité des identités et sexualités méditerranéennes (Algérie, Égypte, Turquie...)
Aux Éditions de l'Œil, Jocelyne Saab venait de publier son premier album de photographies, Zones de guerre (2018), encadré par les textes de ses fidèles amis de jeunesse, Etel Adnan et Elias Sanbar. Jean-Luc Godard en fut le généreux producteur. La préface qu'elle a rédigée pour le premier volume des Écrits complets de Jean Epstein est sous presse.
Jocelyne Saab préparait un nouveau film sur et avec May Shigenobu (fille de Fusako Shigenobu), ainsi qu'un livre de souvenirs.
Sous le titre « Les Astres de la guerre », la Cinémathèque française, dont elle était membre et déposante, lui a consacré une rétrospective en mars-avril 2013.
Nicole Brenez
Programmatrice des séances d'avant-garde à la Cinémathèque française