La Cinémathèque française assure la conservation et la valorisation des papiers de Jean Epstein que sa sœur Marie a déposés longtemps après la mort du réalisateur. On ne rencontre pas l’œuvre d’un cinéaste en fouillant dans ses archives écrites. Il y a d’abord eu un film, Les Feux de la mer, découvert sur une table de visionnage, au fort de Bois d’Arcy (Centre national de la cinématographie), où Eric Le Roy et Michelle Aubert m’avaient laissé déambuler dans un corpus de documentaires à caractère technique ou industriel. Au commencement, donc, il y a une impression, une trace dans une mémoire saturée d’images et de mots, comme une balise dans un univers mental en formation, au seuil d’un travail d’histoire consacré à l’imaginaire des phares. La découverte de l’œuvre d’Epstein est donc une archive, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un commencement.
Les Feux de la mer est un film tourné pour le compte de l’ONU à la fin des années 1940. Ce documentaire d’une vingtaine de minutes raconte l’initiation d’un gardien de phare novice qui débute sa carrière par un poste difficile, isolé en mer. Le jeune héros, Victor, est nommé auprès d’un de ses aînés au phare de la Jument, distant de quelques milles de l’île d’Ouessant. Un personnage sans nom, respectueusement appelé par son titre – Monsieur l’Ingénieur – , vient raconter l’histoire des phares ou plutôt la débiter comme une leçon bien apprise. Mais le mauvais temps menace, « un coup de suroît à décorner les boeufs » dit le vieux Malgorn à l’ingénieur qui abandonne les deux gardiens aux intempéries. Pendant sa première nuit de veille, le jeune Victor s’empare des carnets de feux, où les gardiens consignent les événements, périodiques ou singuliers, qui se passent dans le phare : le nom du gardien de quart, les heures d’allumage et d’extinction du feu, la visite de l’ingénieur. Le novice lit ces documents à la lueur d’une lampe à pétrole, tandis que l’optique du phare illumine périodiquement la chambre de veille. L’intérieur du phare se prête au jeu d’une lumière alternative, déjà exploitée par Jean Grémillon dans Gardiens de phares en 1929. La voix off de Victor, à peine audible, se mêle aux bruits de la tempête. Elle raconte de terribles événements qui se déroulèrent par un mauvais temps de suroît : l’incendie du phare d’Ar Men en décembre 1923, les oscillations du phare de la Jument, dont la base avait tremblé sous l’action des vagues pendant l’hiver 1911. Victor se couvre les oreilles avec les mains. Mais cela n’arrête pas la voix intérieure d’une lecture qui le terrorise. Soudain, une porte claque sans bruit. Dans un geste qui évoque un beau plan de l’Or des mers – quand l’héroïne masque une partie de son visage tandis que ses yeux fixent malicieusement la caméra – Victor porte ses mains à la bouche. Il s’agit de retenir des cris de frayeur, destinés à alerter son compagnon : « La tour penche, la tour penche, il faut le dire à Malgorn ! Je ne peux pas, si mon père savait, Malgorn, Malgorn ! » Victor se lève enfin et appelle Malgorn qui vient le rassurer en posant paternellement la main sur son épaule. Le lendemain, Victor repousse l’offre de son aîné qui lui propose de prendre un congé à terre à sa place, et reste seul au phare. En dominant sa peur, il est devenu gardien.
Les Feux de la mer n’est pas une œuvre majeure. Il n’apparaît même pas dans certaines bio-filmographies d’Epstein, mais il y a dans ce documentaire les traces d’autres films que je ne connaissais pas : des cadrages et des plans inattendus, le jeu d’acteurs non professionnels – j’ai appris depuis que le vieux Malgorn était un retraité des Phares et Balises, et Victor un jeune de l’île d’Ouessant –, un traitement original du son éloigné des « biniouseries » qui envahirent, dès l’apparition du cinéma parlant, l’espace sonore des films tournés en Bretagne. En demandant à consulter les archives de Jean Epstein, j’espérais trouver les clefs permettant de mieux comprendre ce film qui m’avait d’abord séduit. Pour l’historien « ordinaire », dont le domaine de recherches n’est pas le cinéma, la relation avec un film se construit d’abord dans ce rapport de séduction, rapport qui peut se prolonger par un questionnement sur la manière de reconstruire le passé. Le temps figuré par le cinéaste n’est pas le temps raconté par l’historien, et c’est dans la réflexion sur l’écart entre ces deux modes d’écriture, et non sur leur éventuel mimétisme, que leurs relations progresseront. C’est dans cet esprit que j’ai entrepris de travailler sur les films qu’Epstein tourna dans les îles du Ponant, de Finis Terrae aux Feux de la mer. Les traces biographiques conservées dans les archives sont importantes pour comprendre le contexte dans lequel ces films furent produits : comment Epstein a-t-il travaillé, qui étaient ses interlocuteurs dans les îles ? Mais cet ensemble est surtout inspirant pour interroger les relations entre histoire et littoral, ce « territoire du vide » dont Alain Corbin a raconté l’invention par les savants, les écrivains et les peintres au XVIIIe siècle. Faut-il appeler les derniers films d’Epstein documentaires maritimes, films bretons ou marins ? Ces imprécisions sémantiques sont révélatrices. Elles indiquent que le cinéaste a arpenté et donné à voir un territoire indécis, un espace de rencontre entre terre et mer, une frontière ou une limite, la Finis Terrae, construite et reconstruite depuis des siècles par le langage et les images.
Que peut-on apprendre dans les archives d’Epstein hors de la seule lecture des films ? Quel statut accorder dans l’analyse d’une œuvre à ce que l’on appelle parfois le « non-film » ? Le fonds Jean Epstein conservé à la Cinémathèque est assez représentatif de ce que l’historien espère trouver dans les archives d’un réalisateur. Il se compose de matériaux hétérogènes : textes imprimés, scénarios, synopsis, dossiers de production, revues de presse, mais également albums de photographies prises dans l’intimité du cinéaste ou à l’occasion de tournages. On notera également la présence de carnets rédigés par Epstein au fil de ses lectures. Le dépouillement de ces fiches consacrées à des ouvrages scientifiques et philosophiques permet d’étayer avec rigueur les rapprochements entre la pensée d’Epstein et celle des auteurs qu’il avait lus : les physiciens Perrin, Einstein, Langevin, de Broglie, mais également le sociologue Durckheim, le philosophe Bergson, etc.
Pour en revenir aux films maritimes, les archives de production apportent de nombreux éléments sur les conditions matérielles de leur réalisation. Ainsi, concernant Les Feux de la mer, on découvre que plusieurs séquences de ce documentaire s’inspirent d’un projet de film consacré à Ouessant qu’Epstein avait voulu produire dans les années 1930. Dans l’ouvrage qu’il a dirigé, après une importante rétrospective et un colloque consacré à Epstein en 1998, Jacques Aumont écrit que « […] le lieu de la création cinématographique, pour Epstein, était à la fois dans la modernité (Poe), dans le modernisme (Morand), en même temps que dans la relation douloureuse, forcément douloureuse, à l’Océan ». Cette ambivalence signalée par Jacques Aumont entre deux moments de l’œuvre d’Epstein est centrale dans l’interprétation de son parcours de cinéaste. Il y a une transition brutale entre les œuvres les plus abouties du « premier » Epstein, La Chute de la maison Usher ou La Glace à trois faces, et les projets qu’il mena ensuite dans les îles bretonnes : Finis Terrae, bien sûr, mais également Mor Vran, L’Or des mers, et dans un registre moins prestigieux, La Femme du bout du monde qui récolta le titre peu enviable de « navet de la semaine » dans la revue Cinémonde. Grâce aux archives de la Cinémathèque, les circonstances de cet exil volontaire s’éclairent. Elles confirment, par exemple, que les difficultés financières d’Epstein sont antérieures à l’apparition du cinéma sonore.
L’ouverture des archives de Jean Epstein accompagne et stimule une réévaluation critique du travail de ce cinéaste en France, après les travaux pionniers d’universitaires américains, comme Stuart Liebman, qui lui consacra une thèse en 1980. L’attention portée aux films d’Epstein est à l’image de son œuvre : duale. Celle-ci est en effet construite autour de deux pôles qui représentent des expériences extrêmes du temps et de l’espace : un pôle moderne, machinique, celui de l’automobile, de la vitesse, du battant de l’horloge de la maison Usher, et un pôle archaïque : le temps suspendu de la Finis Terrae, l’espace de l’archipel ouessantin dont les hommes traquent la seule trace végétale, l’algue, et rendent à la roche une minéralité originelle. La mémoire d’Epstein est donc celle d’un cinéaste à deux faces : dans les cercles cinéphiles, on s’intéresse à lui comme réalisateur de l’avant-garde des années 1920, mais aussi comme poète et théoricien du cinéma. Le second lieu de mémoire de l’œuvre d’Epstein se situe dans les îles bretonnes où il tourna : Sein, Hoëdic, Belle-Ile et surtout Ouessant. La lecture de ses films y est moins esthétique que patrimoniale, voire ethnographique. Il convient pourtant de souligner que l’œuvre bretonne d’Epstein n’est ni une chronique sociale des îles du Ponant dans les années 1930, ni une enquête ethnographique sur les travailleurs de la mer, goémoniers, marins ou gardiens de phare. Les entretiens accordés à la réalisatrice Mado Le Gall par les acteurs de Finis Terrae sont édifiants à cet égard.
Les archives de la Cinémathèque sont précieuses pour comprendre que la mémoire « à deux faces », cinéphile et bretonne, de l’œuvre de Jean Epstein est le fruit du travail d’une même personne, sa sœur Marie. Les archives de Jean Epstein sont les archives des Epstein. D’abord parce que Marie a organisé les archives de son frère et que le travail de catalogage en cours ne pourra sans doute pas se défaire de « l’espace de l’archive » qu’elle a façonné. Ensuite parce que de nombreux documents sont postérieurs à la mort d’Epstein. Ils permettent d’apprécier les efforts de Marie pour assurer la reconnaissance de l’œuvre de son frère. Elle répondait avec bienveillance à tous les courriers de ceux qui manifestaient leur intérêt pour Jean, et en particulier aux personnes qui s’intéressaient à ses séjours dans les îles bretonnes. On trouve par exemple un courrier du recteur des îles morbihannaises d’Houat et Hoëdic. L’en-tête des lettres de ce dernier précise simplement les coordonnées géographiques de son presbytère : 47° 20’ 5” N 2° 52’ 8”. Epstein écrivait à propos du curé de Sein qu’il était « un homme affable et fin, qui se met à la portée de ses ouailles. Il est au courant de la vie et, même, n’ignore pas certains faits du cinématographe ». C’est enfin grâce à Marie que deux romans écrits par Epstein, L’Or des Mers (1932) et Les Recteurs et la Sirène (1934), ont pu être réédités par une petite maison d’édition de Quimperlé.
En 1992, on inaugurait sur Ouessant une salle de cinéma Jean-Epstein, située dans les locaux désaffectés du phare du Créac’h. Un portrait du cinéaste ainsi que plusieurs photogrammes extraits de ses films maritimes y ont été accrochés. Mais le Créac’h abrite également un musée des Phares, où l’on retrouve des objets filmés pendant le tournage des Feux de la mer. La rencontre avec Epstein au pied des phares n’était donc pas fortuite…