Le Nouveau Cinéma de Taïwan : l’Histoire et le Territoire

Samuel Petit - 22 mars 2016

« L’Histoire est un enjeu politique particulièrement important chez nous, elle est entre les mains des gouvernants, qui la réécrivent en fonction de leurs intérêts. Je suis en révolte contre cette confiscation, mon objectif est de parvenir, par mes films à raconter ce qui s’est vraiment produit ».

Poussières dans le vent (Hou Hsiao-hsien)

Par cette déclaration, Hou Hsiao-hsien, chef de file du mouvement Nouveau Cinéma apparu au début des années 80 à Taïwan, puis réactivé sous l’appellation de Deuxième Vague au début des années 90, expose une problématique propre à de nombreux cinéastes locaux. Ce souci de l’Histoire témoigne d’une quête incessante de réappropriation d’un passé collectif étouffé. Le Nouveau Cinéma est une révolution sur pellicule, comme avant lui, le néoréalisme pour l’Italie et la Nouvelle Vague pour la France. Ils sont une poignée de scénaristes, écrivains, critiques, cinéastes à avoir contribué à son avènement ; la spécificité de l’île et la singularité de son Histoire y sont également pour beaucoup.

Taïwan, aujourd’hui indépendante de sa tutelle continentale chinoise sur les plans administratif et politique est un objet de convoitises, et ce depuis plusieurs siècles. Nombreuses sont les civilisations qui ont tenté de l’envahir, de la coloniser, ou de l’annexer. Que ces tentatives soient européennes (Hollande, Espagne, Angleterre) ou chinoises (royaume de Tungning et autre dynastie Qing), elles se sont toutes, à court ou moyen terme, soldées par un échec. De fait, il existe de nos jours une forte conscience des enjeux politiques, culturels et identitaires chez de nombreux artistes et citoyens locaux, pour qui l’île incarne l’idée de résistance à un pouvoir tyrannique, auquel ils opposent une volonté farouche d’indépendance.

Entre 1894 et 1895, lors de la première guerre sino-japonaise, le Japon envahit et soustrait la Corée à l’influence chinoise. Après plus de 6 mois d‘attaques sur le continent, la Chine défaite demande la paix. Le pays se voit contraint de céder Taïwan et ses îles environnantes au Japon, qui les occupera pendant un demi-siècle. L’occupant va doter l’île d’infrastructures conséquentes sur le plan industriel et économique. Le cinéma y est introduit dès le début du vingtième siècle, et pendant une vingtaine d’années, seuls les Japonais sont autorisés à réaliser des documentaires et des films. Progressivement, l’industrie intègre des acteurs et des financements locaux. Il faut attendre 1925 pour voir naître le premier film taïwanais, Whose Fault Is It ? de Liu Xiyang.

En 1927, une guerre civile éclate. Le parti nationaliste chinois baptisé Kuomintang, (héritier du mouvement républicain, dirigé par Tchang Kai Chek), se bat contre le parti communiste et s’empare du pouvoir sur le continent, instaurant un régime autoritaire de parti unique. En 1937, lors de la deuxième guerre sino-japonaise (1937-1945), l’Armée impériale japonaise, après son invasion de la Mandchourie en 1931, tente, sur la lancée de sa politique expansionniste, d’envahir la Chine orientale. Le Kuomintang et le parti communiste s’unissent pour repousser l’envahisseur. La guerre freine considérablement l’industrie taïwanaise, et quasiment aucun film n’est produit jusqu’au milieu des années 40. L’île ne sert que de toile de fond illustrative pour des fictions exotiques ; et dans de nombreux documentaires de propagande, elle est utilisée comme exemple d’un colonialisme accompli. En 1945, à l’issue de la victoire des États-Unis et de la capitulation du Japon, Taïwan redevient la propriété de la Chine. La guerre civile reprend. En 1949, le Kuomintang, sous la pression d’un parti communiste victorieux, fuit le continent et effectue un repli stratégique en imposant un coup de force sur l’île de Taïwan afin d’en prendre possession. Les États-Unis soutiennent l’opération sur le plan financier. Le parti « récupère tout le matériel laissé par les Japonais et engagent un travail d’homogénéisation culturelle tout à fait comparable à celui des Japonais »précise Skaya Siku dans l’ouvrage dirigé par Corrado Neri Une brève histoire du cinéma à Taïwan. Liu Pi-Chen note pour sa part dans « Île de mémoire » (cité dans Cinémas d’Asie) que « la politique menée par le gouvernement du Kuomintang s’inscrit dans la continuité du gouvernement colonial japonais ».

Durant les années 1960, il existe deux systèmes de production : celui en mandarin, langue nationale officielle, majoritaire, dont les films aux budgets confortables, proposent une morale conventionnelle. Et celui en hoklo (langue maternelle locale), aux budgets extrêmement bas et à diffusion réduite, et ce malgré le succès de certains films, où l’on trouve une liberté de création plus grande. En 1964, l’État impulse la fusion du CMPC (Central Motion Picture Company) et de Taïwan Studio, afin d’imposer une nouvelle propagande étatique baptisée Réalisme sain, à la manière du réalisme soviétique, qui rencontrera beaucoup de succès en salle. Mais les grands films et les succès populaires sont fabriqués à Hong Kong : Kung-fu, opéra traditionnel, mélodrames… le cinéma de Taïwan peine à suivre.

A partir des années 70, une nouvelle loi interdit l’utilisation des langues autres que le mandarin dans les lieux publics, loi qui fera progressivement disparaître le cinéma en hoklo. Mais c’est également à cette période que, pour des questions de stratégie politique, le Kuomintang, en perte de crédibilité sur la scène internationale et contesté sur le plan régional, tente de s’ouvrir à la culture locale. En effet, pour Damier Morier-Genoud, dans l’élaboration d’une historiographie native à Taiwan repris dans Cinémas d’Asie, « face à la montée de l’opposition, le Kuomintang est contraint à un assouplissement de sa politique et à un réajustement de son aggiornamento ». Dès lors, « le rapport d’opposition apparent entre les nationalistes chinois et les indépendantistes taïwanais participe au fond d’un mouvement global qui emmène Taïwan vers un désir de reconnaissance international » note Frédéric Monvoisin dans Cinémas d’Asie. Il ajoute qu’« il faut engager une représentation de Taïwan qui se détache d’une simple identité chinoise et en manifeste au contraire la diversité ».

C’est la brèche dans laquelle vont s’engouffrer quelques jeunes talents et têtes brûlées. De 1983 à 1989, une dizaine de cinéastes élaborent et participent, grâce au CMPC, à la création du Nouveau Cinéma. Ils envisagent de filmer l’île et son histoire à partir de leurs expériences, de leurs souvenirs. Ces films recouvrent un ensemble de thèmes communs récurrents, on y trouve une forte critique de l’occidentalisation de la société, et le drame d’une pauvreté économique grandissante, entre tradition bousculée et modernité galopante. Les cinéastes en quête de leurs propres identités travaillent leurs récits sur un mode individuel et intimiste, à la recherche d’une conscience nationale et historique. Ils entrevoient la possibilité d’un cinéma différent, notamment par une exploration formelle renouvelée. Peu expérimentés, ils sont également fortement imprégnés par le Mouvement littéraire indigéniste des années 70, qui traitait déjà des questions de « pauvreté des petites gens, de la tyrannie de l’autorité, de l’urbanisation aléatoire, de l’industrialisation déshumanisée ». Mouvement qui a précédé et amorcé le futur du cinéma local, puis du cinéma continental, et favorisé la prise de conscience de la société civile taïwanaise. Un certain nombre d’écrivains et d’intellectuels sont partie prenante de cette émancipation. L’influence de Wu Nien-Jen notamment a été déterminante. Ce scénariste prolifique, auteur de nouvelles dans les années 70, a travaillé avec Hou Hsiao-hsien et Edward Yang. Il est devenu cinéaste, producteur, et reste aujourd’hui engagé du côté du parti démocrate progressiste. En 1982, Hou Hsiao-hsien participe au film collectif (avec Wan Jen et Tseng Chuang-Hsiang) The Sandwich Man, véritable manifeste artistique et adaptation d’un écrit de Huang Chu-Ming, (écrivain indigéniste). Le style est proche du néo-réalisme dans le dépouillement de la mise en scène ; le point de vue se situe du côté des déshérités, le son est en prise direct, des dialectes locaux sont employés, et le casting est constitué d’acteurs non professionnels. Le film a des accents directement autobiographiques, sa structure narrative n’est pas linéaire et les séquences, à première vue, ne semblent par reliées les unes avec les autres -  c’est l’une des bases du style du cinéaste, qu’il va affiner d’œuvres en œuvres. Le public est conquis.

Dans la même lignée suivront Un été chez grand-père / Dongdong de Jiaqi (1983), puis Le Temps d’aimer et le temps de mourir/ Tong nien wang shi (1985), Poussières dans le vent / Lian lian feng chen (1986) qui forment une trilogie intime de la vie du cinéaste et/ou de ses scénaristes. HHH est aussi acteur dans Taipei Story (1985) d’Edward Yang, et va également produire de jeunes cinéastes. Dès cette période, ses films voyagent dans les festivals du monde entier, et seront régulièrement récompensés, faisant connaître le Nouveau Cinéma en Occident. Hou poursuivra en ce sens, passant de l’autobiographie distante, à ce qu’on pourrait appeler une autobiographie collective. Il va réaliser une trilogie dite historique sur Taïwan : La Cité des douleurs / Bēiqíng chéngshì (1989), Le Maître de marionnettes / Pinyin : Xì mèng rén shēng (1993), Good Men, Good Women / Hǎonán hǎonǚ (1995), conservant le même parti pris de recul, mais inventant des dispositifs nouveaux. Il va au début des années 2000 s’atteler à observer le monde contemporain. Selon Olivier Assayas, critique et cinéaste, le cinéma de HHH « constitue ainsi l’une des plus importantes propositions contemporaines d’une alternative à la manière de voir et de raconter le monde élaborée par l’Occident ». Sur le plan formel, cela se traduit par de longs plans séquences chorégraphiés où le spectateur regarde la vie advenir et se déployer, mais sans en éclaircir ou en épuiser le mystère.

Edward Yang est l’autre grand cinéaste du mouvement, disparu trop jeune, à 49 ans. Dans A Brighter Summer Day, il aborde la « terreur blanche », le massacre du 28 février 1947 par l’armée nationaliste, qui fit de 10 000 à 20 000 morts chez les Taïwanais de « souche » (c’est-à-dire natifs de l’île, en opposition aux chinois arrivés avec le parti nationaliste). Le réalisme critique de Yang est redoutable et exemplaire.

Ce n’est qu’en 1986, vers la fin du mouvement, à un moment où les échecs en salle se multiplient, qu’un Manifeste du cinéma taïwanais est rédigé pour tenter de resserrer les rangs, sous l’égide d’Edward Yang, entouré de Hou Hsiao-hsien, Wang Tung, Ko I-Cheng, Tao Te-Chen, Chang Yi et Hsu Hsiao-Min. Selon Peggy Chao, critique et militante du mouvement, « la société était à la fois très visible dans ses changements quotidiens, et invisibles au travers de l’art. De ce fait, la responsabilité des cinéastes qui ont su remettre en cause cet aveuglement s’est avérée immense, et entre eux, des tensions sont apparues. Avant la signature du Manifeste, chacun acceptait tant bien que mal de voir son camarade prendre une autre voie esthétique que la sienne, à condition qu’il parle encore au nom du groupe Mais après, cela est devenu insupportable. Le Manifeste a organisé, presque hiérarchiquement, ce qui n’était avant lui qu’un pur rassemblement d’énergies, et forcément, le pouvoir a démangé certains… » HHH et Edward Yang, épris d’indépendance, fuient le mouvement qui se désagrègera par la suite de lui-même.

Dans les années 90, des élections constituées de plusieurs partis sont autorisées. La question de l’indépendance est au centre des débats. La CMPC tente de relancer une industrie vacillante en organisant de nouveau un concours, dont les films lauréats constitueront la Deuxième Vague du Nouveau Cinéma. Les deux gagnants sont Ang Lee et Tsai Ming-liang qui réalisent alors leurs premiers films. Pushing Hands (1992) et Garçon d’honneur (1993) pour le premier, qui depuis œuvre avec succès à Hollywood. Les Rebelles du Dieu Néon (1992) et Vive l’amour (1994), du second, remportent de nombreux prix dans les festivals internationaux. Désormais, la politique est reléguée au second plan, les films sont plus accessibles pour le grand public, les thèmes abordés se concentrent sur la vie quotidienne contemporaine, sur la ville comme jungle, sur l’homosexualité. Les comédies et les films d’horreur, initiés sous le modèle japonais, deviennent à la mode. Dans les années 2000, l’industrie semble s’évaporer face au marché mondial. Chen Kuo-Fu, cinéaste de la Deuxième Vague : « c’est un désastre pour ceux qui travaillaient dans l’industrie. Les producteurs indépendants, les techniciens qui, il y a dix ou quinze ans, étaient nombreux, sont aujourd’hui chauffeurs de taxi ou dirigent des chantiers… La fin des années 80 et le début des années 90 ont été cruciaux, mais à l’époque, l’on sentait encore les gens capables de lutter, souffrir, avoir envie de faire des films. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, et il reste des personnes seules ».

A Taïwan, les cinéastes se sont fait historiens pour lutter contre l’oubli, pour chercher, connaître, défendre et sauvegarder leurs identités. Mais, ces dernières années, à part quelques succès épars, le cinéma taïwanais semble moribond. La défaite, aux dernières élections locales, de l’inoxydable Kuomintang, converti de nos jours à l’économie de marché, et l’arrivée à la tête de l’île le 16 janvier 2016 de Madame Tsai Ing-wen du parti démocrate progressiste et indépendantiste, changera peut-être la donne.


Samuel Petit est médiathécaire à la Cinémathèque française.