Revue de presse de « Quand la ville dort » (John Huston, 1950)

David Duez - 16 juin 2016

Quand la ville dort (Asphalt Jungle, John Huston)

En cette fin d’année 1950, les amateurs de Films Noirs américains sont comblés. Une semaine après Panique dans la rue d’Elia Kazan, Les Forbans de la nuit de Jules Dassin et Quand la ville dort de John Huston sortent sur les écrans parisiens le 29 décembre.

Adapté du roman éponyme de W.R. Burnett, Quand la ville dort marque la première collaboration du réalisateur du Faucon Maltais et de Key Largo avec la Metro-Goldwyn-Mayer. Pour ce septième long métrage, le metteur en scène américain est à la fois scénariste, dialoguiste et producteur. Peinture de mœurs et étude de caractères, Quand la ville dort suit le casse raté d’une bijouterie par une bande de gangsters chevronnés et profondément humains. Classé troisième dans le palmarès 1950 dressé par le National Board of Review (derrière All about Eve et Sunset Boulevard), distingué d’une seconde place par l’Association de la Critique new-yorkaise, Quand la ville dort permet à Sam Jaffe, qui tient le rôle du docteur, d’obtenir le prix de la meilleure interprétation à la Mostra de Venise. Accueilli assez favorablement par la critique française, le nouveau film de John Huston suscite aussi quelques réserves.

Un film policier réaliste

« Témoignage de valeur » sur la société américaine contemporaine, Quand la ville dort « se distingue nettement de l’habituel brouet noir des films de gangsters qui constitue une bonne moitié de la production » outre-Atlantique, écrit François Timmory de L’Écran français. Pour l’hebdomadaire, le cinéaste se livre ici à un acte quasi-chirurgical : « le scalpel taille à vif (…) avec une sorte d’ironie amère et résignée ». A lire Positif, il n’est pas incongru d’associer John Huston et médecine. Pour le mensuel, cette fiction se rapproche en effet de l’un de ses premiers moyens métrages, Let There Be Light, un documentaire sur les troubles psychiatriques tourné en 1945. « Enquête sur l’homme », Quand la ville dort se veut réaliste. Huston dissèque toute la complexité et l’ambiguïté de ses personnages. Pour Madeleine Vivès, le film « n’est pas une exaltation du crime ni même sa réhabilitation. Huston le remet simplement à sa place, faisant vivre à côté de la société dite civilisée, une autre société qui lui est parasite, la jungle ». Si pour la critique, « Huston ne nous fait pas de morale », le réalisateur se veut néanmoins moraliste, par le seul fait de peindre « des mœurs ». Des « horizons nouveaux sur le milieu » s’offrent aux spectateurs, rend compte la revue Raccords. Selon Olivier Gérard, le metteur en scène s’emploie en effet à « détruire un préjugé ». « L’audace est grande de porter un tel sujet au cinéma, continue le journaliste, John Huston a trouvé le moyen de montrer que l’on n’est pas gangster afin d’être gangster », qu’ils sont avant tout « des hommes qui gagnent le pain de leur femme et de leurs gosses ». Huston va jusqu’à nous montrer une « hiérarchie sociale, réplique exacte de celle de la société légale : les gangsters ont leurs hommes d’affaires ; les forceurs de coffres sont les techniciens de ce monde hors la loi : experts et méthodiques, ils tâchent de gagner leur vie avec leur talent ; il y a des intellectuels, enfin les simples ».

Mythologie hollywoodienne

Si Quand la ville dort se démarque des classiques films de gangsters, il appartient bien à la mythologie américaine. Proche de l’atmosphère de l’œuvre de Simenon, par la peur et le climat qu’il distille, « il est curieux de remarquer qu’à valeur égale les films policiers réalisés en France nous trouvent beaucoup plus réticents », remarque Claude Mauriac avant de développer dans les colonnes du Figaro Littéraire : « Les conventions du genre apparaissent ici en relief sur le fond trop connu de nos cités familières. D’où le médiocre plaisir que j’ai goûté à cet honnête thriller made in France, Le Traqué », sorti deux semaines plus tôt. « En dehors même de leur qualité supérieure, la langue étrangère, les mœurs différentes, les paysages insolites – quoi de plus exotique qu’une ville américaine ! – plongent dans une sorte de poétique irréalité les scènes les moins originales et les font bénéficier de leur charme propre ». Jean Cau, pour qui le film est « tout à fait remarquable », regrette néanmoins le « parfait classicisme de ses caractères, personnages, [et] situations ». Pour le critique d’Opéra : « Les sirènes de la police hurlent à point, les gangsters ont le physique de la profession ; l’Amérique, comme nous l’assure un policier qui ressemble à Pluto, est un pays où, du plus humble au plus grand, tout le monde est protégé. Dommage ! Au cinéma, je souhaite toujours d’immenses massacres de policiers, je rêve toujours de gangsters coulant des jours heureux à Miami, lourds de meurtres, de dollars et de remords ». L’Amérique fantasmée ? Georges Charensol n’est pas dupe. « Tout cela, on le voit, écrit-il dans Les Nouvelles littéraires, relève de la mythologie hollywoodienne, et le plus sérieux reproche que l’on puise adresser à ces films fort bien faits c’est que leurs auteurs n’y croient pas. Et leur insincérité, visible sur chaque mètre de pellicule, nous empêche, à nous aussi, de croire à leurs histoires ».

Une technique trop maitrisée ?

John Huston travaille son film comme une véritable pièce d’orfèvrerie. Quand la ville dort est une « remarquable illustration [du] code grammatical » cinématographique, savoure Robert Chazal dans France Soir : « Toutes les règles de l’exposition dramatique y sont non seulement respectées mais illustrées. Les professeurs de cinéma n’auront plus besoin de grandes démonstrations, l’écran leur servira de tableau noir (…). Tout ici est concentré et la caméra se trouve toujours exactement à l’endroit précis où l’œil du spectateur doit être placé pour saisir le plus fidèlement l’aspect le plus révélateur de la scène ». Trop ostentatoire, la technique de John Huston agace le Surréaliste Adonis Kyrou. Pour le critique et fondateur de la revue L’Âge d’homme, « la densité du découpage, et cette hantise de la perfection font le principal défaut du film. À perfectionner son style, on risque de devenir glacé. C’est là ce qui guettait Huston. Son récit, admirable de concision, n’émeut personne, les personnages, méticuleusement typés, n’échappent pas aux mains du metteur en scène trop conscient de sa force. Heureusement pour le critique, un « bref instant de sensualité cinématographique » viendra, sur la fin, réchauffer les spectateurs.

Danse lascive

L’arrestation de Doc Riedenschneider, le cerveau de la bande, après qu’il a succombé au charme d’une danse lascive dans un diner, intéresse particulièrement la critique. Meilleure scène du film pour Georges Charensol des Nouvelles littéraires, ce numéro dansé inspire à Madeleine Vivès un parallèle Huston-Renoir-Murnau. « Cet amour de la vie, écrit la critique de Positif, suffirait déjà à nourrir une comparaison fructueuse entre Huston et notre Renoir, ne se manifeste-t-il pas ici sous une autre forme encore : l’érotisme ? Je songe à cette scène où le Docteur fait danser pour lui la bobby-soxer. C’est véritablement le couronnement du film et, ne craignons pas de le dire, un des hauts moments de l’histoire du cinéma. Il le faudrait analyser tout au long, pour essayer de déterminer les éléments qui concourent à une telle perfection ». Pour la revue, la danse est « un appeau, un appel, un appât à l’amour physique le plus direct. Mais en même temps un chant exprimant surtout la joie, le bonheur de vivre ». Comme dans Tabou ou Le Fleuve, Quand la ville dort « nous montre cette fille, dansant parce qu’elle est heureuse de sentir son corps se plier, obéir au rythme de la musique », applaudit la journaliste.

Un film sans vedette et une révélation

Film sans vedette, Quand la ville dort vaut néanmoins pour sa direction d’acteurs. « Inconnus ou presque… cela ne les empêche pas d’être parfaits de naturel et de compréhension de leurs personnages », remarque Jean Ney pour Franc-tireur. Dans Paris-Presse, Max Falavelli cite John Huston : « Je n’ai pas voulu de grandes vedettes dans ce film. Mais des acteurs dont la personnalité corresponde étroitement à celle de mes personnages ». Au côté de Sterling Hayden, marin-pêcheur de métier, le réalisateur « eut la main aussi heureuse avec la blonde Jean Hagen », estime le critique. Selon Louis Chauvet du Figaro, Huston « se montre moins soucieux de raconter une histoire par coups de théâtre successifs que de camper des personnages ». Ici, « les sensations découlent en droite ligne du comportement intime des individus mis en scène », poursuit-il avant de préciser : cette « curieuse autant qu’hétéroclite famille de voleurs dont la conscience professionnelle frise parfois l’humour sans nuire au sérieux du document psychologique ». Dans Positif, Madeleine Vivès précise que le metteur en scène, « servi par son photographe Rosson, scrute les visages, s’attarde sur des lèvres, creuse les rides ; et il a choisi des interprètes dont le physique colle exactement aux caractères ». Si Sam Jaffe (le docteur) reçoit un prix à Venise, « le meilleur acteur du film », selon France-Soir, n’est autre que « John Huston, le metteur en scène. Comme il a imposé des règles à la caméra, il les a imposées à ses acteurs et la totale impassibilité de Sam Jaffe est sans doute plus à inscrire à l’actif du metteur en scène que de l’interprète. Et, s’il me faut retenir plus particulièrement un acteur c’est, paradoxalement, Marilyn Monroe que je choisirai », annonce Robert Chazal. « Sa très courte apparition de femme fanée avant que d’être mûre provoque le malaise aussi sûrement que l’impossibilité obscène de Sam Jaffe contemplant une petite danseuse qui lui agite sa poitrine sous le nez ».


David Duez est chargé de production documentaire à la Cinémathèque française.