Rue de l’Estrapade
En dépit de l’échec commercial de Casque d’or, en 1952, évoqué dans la première partie de notre article, Jacques Becker persiste à ne pas adopter les pratiques du cinéma dominant de la IVe République (adaptation des grandes œuvres de la littérature, comédiens prestigieux, scénario composé sur une structure dramatique classique…). En 1953, toujours avec l’aide de sa jeune compagne Annette Wademant, Becker tourne rapidement une comédie légère sur le couple, Rue de l’Estrapade, qui, à l’instar d’Édouard et Caroline, s’intéresse surtout à relater le quotidien d’un jeune ménage en crise.
Cette liberté de construction dans le récit déconcerte à nouveau la grande majorité de la critique, davantage encore que pour Édouard et Caroline. Décidément, cette dernière ne comprend plus le cinéaste, à qui elle reproche de gâcher son talent en tournant des sujets trop « légers », indignes de son statut de « grand cinéaste français ». Jean Fayard juge dans Comœdia que « Becker n’a jamais eu un très bon scénario. Quelquefois, il semble travailler sur le vague canevas d’une commedia dell’arte, comme on le faisait aux premiers temps du cinéma… C’est un sujet comme un autre. Sans doute. Mais il n’est vraiment pas très étoffé. La meilleure preuve est que l’auteur, pour arriver au temps réglementaire, est obligé d’enchâsser ici et là des épisodes parfaitement inutiles » De même, dans Radio-Cinéma-Télévision, ancêtre de Télérama, Jean Novecourt regrette que Rue de L’Estrapade ne soit « en fait qu’un « digest » de l’œuvre antérieure de Becker, quelque chose comme la suite des chutes de chacun de ses films, réunies par un lien artificiel. C’est léger, fluide, charmant, inconsistant. » Dans Le Monde, c’est la même déception, exprimée pourtant par un ami de Becker, Olivier Merlin : « Le dernier film de Becker est un article de Paris d’excellente qualité, mais ça ne va pas plus loin. Si minutieux est le talent de Becker, si consommé son art de bien choisir et de faire jouer juste ses acteurs, si aiguë son observation des mœurs parisiennes que le film n’est pas ennuyeux une seconde. J’ai même ri tout le temps. Aujourd’hui, je ne sais plus pourquoi, voilà tout. Cette rue de l’Estrapade, au fond, c’est du boulevard ! »
Mais le jugement le plus sévère reste probablement celui de Georges Sadoul dans Les Lettres françaises, caractéristique du fossé qui se creuse entre la volonté d’un cinéaste de renouveler son style cinématographique et une conception sociale du cinéma, chère au critique communiste : « Becker a fabriqué un film curieusement impersonnel et qui ressemble surtout à une comédie américaine de 1933. L’erreur de Rue de L’Estrapade est d’autant plus inquiétante qu’elle vient accentuer les erreurs passées. Après son dernier film, on se demande si l’on avait raison (comme je l’ai fait) de supposer que le réalisateur (reprenant avec d’autres moyens une conception ancienne de Renoir) entendait dresser dans son œuvre un tableau social de la France contemporaine. Il avait fallu beaucoup de bonne volonté pour y insérer Edouard et Caroline puis Casque d’or. Mais il est impossible d’y faire rentrer Rue de l’Estrapade, que rien ne distingue d’un film commercial courant. »
Il n’y a guère que Paris Presse (« c’est un chef-d’œuvre de gentillesse, de discrétion, d’intelligence et d’observation ») et Le Figaro littéraire (« film qui nous enchante avec tant de discrète perfection ») qui trouvent le film à leur goût.
Reste la critique de Bazin dans L’Observateur, qui, seul, comprend l’enjeu réel du film : « Il me semble que toute l’œuvre de Becker, et même ses films les plus manqués, s’éclairent rétrospectivement par Rue de L’Estrapade d’un jour qui l’explique et la justifie de manière assez nouvelle. Pour la première fois, Becker a osé y traiter son scénario pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien. Mais c’est justement ce que je trouve d’aimable et peut-être d’admirable, en tout cas d’audacieux et d’original, dans la conception du dernier film de Becker. Il s’agit pour lui de nous faire croire à ses personnages, de nous les faire aimer, indépendamment des catégories dramatiques qui constituent l’infrastructure habituelle du cinéma comme du théâtre. Le film ne repose plus sur la force, la beauté ou la vérité d’une histoire, il capte l’attention, instant par instant, parce que les personnages nous plaisent, et nous amusent leurs rapports. C’est à coup sûr commettre le plus gros contresens sur le film que de lui faire grief de n’être point un documentaire sur l’autodrome de Montlhéry ou la montagne Sainte-Geneviève. Il me semble donc qu’apparaît ici un nouveau Becker, qui n’est peut-être que le vrai. »
Mais le cinéaste n’est pas homme à se couper indéfiniment du public. Comme le note justement René Prédal : « Becker apparaît comme un auteur de films assumant les aléas du cinéma commercial : il ne va pas à contre-courant mais détourne le fil de l’eau à son profit. » C’est pourquoi il va opérer, dans la dernière partie de son œuvre, de 1954 à 1960, une synthèse qui allie le classicisme à la modernité : classicisme dans le choix des sujets traités et des acteurs prestigieux sollicités, dans la composition des cadrages, des éclairages ; modernité des personnages et des situations, découpage temporel proche de la réalité.
Touchez pas au grisbi
Le premier exemple de ce changement est très bien illustré par Touchez pas au grisbi, tourné en 1954. Becker quitte les « petits sujets » qu’il affectionnait dans ses films précédents pour adapter un roman policier à succès d’Albert Simonin, avec Jean Gabin dans le rôle principal. Même si ce dernier n’a plus la popularité des années 1930 (le film relancera d’ailleurs sa carrière commerciale), il n’en reste pas moins un acteur très connu, doté d’une « aura cinématographique » que la génération des spectateurs d’avant-guerre n’a pas oubliée.
Becker ne s’est pas trompé ; il retrouve les faveurs du public (le film est un très grand succès commercial) et de la critique, qui se réjouit que le cinéaste revienne enfin à des scénarios un peu plus « consistants ». Dans Paris Presse, Robert Chazal écrit que, « si le mot perfection a un sens, Touchez pas au grisbi en est une illustration des plus exactes », tout comme Jacques Doniol-Valcroze dans L’Observateur, qui n’avait pourtant pas été tendre pour Casque d’or : « A-t-on jamais mieux montré sur un écran, avec autant de sens de la mesure et de la discrétion, la profonde douleur d’un homme qui vient de perdre son meilleur ami ? La mise en scène est telle que l’a voulue Becker : lenteur du temps, absence de toute ellipse, abondance des temps morts. Ce qui pourrait être défauts chez un autre est qualités chez lui. » Même enthousiasme dans Radio-Cinéma-Télévision : « Touchez pas au grisbi est une démonstration exceptionnelle de la maîtrise de Becker et des possibilités multiples du cinéma », et dans Libération : « Touchez pas au grisbi est le meilleur film jamais réalisé sur le »milieu« . »
La nouvelle critique, promise à un bel avenir de cinéaste, se joint également à ce concert de louanges sous la plume de François Truffaut qui, dans Les Cahiers du cinéma, décrit en filigrane le projet de la Nouvelle Vague et sa conception du cinéma, qu’il vient de développer un mois avant, en janvier 1954, dans son célèbre article « Une certaine tendance du cinéma français » : « Pour nous qui avons vingt ans ou guère plus, l’exemple de Becker est un encouragement […] nous avons découvert le cinéma lorsque Becker y débutait ; nous avons assisté à ses tâtonnements, ses essais : nous avons vu une œuvre se faire. Et la réussite de Becker est celle d’un jeune qui ne concevait pas d’autre voie que celle choisie par lui et dont l’amour qu’il portait au cinéma a été payé de retour. »
Seul bémol : la critique communiste, qui voit dans le film une influence néfaste du cinéma américain, tant honni en cette période de guerre froide. L’inamovible Georges Sadoul écrit dans Les Lettres françaises qu’« un ton vaguement picaresque dans Rue de l’Estrapade, un soliloque attendri sur la vieillesse commençante dans le Grisbi n’empêchent pas ces films de suivre les plus vulgaires recettes américaines de comédie légère ou de gangstérisme », tandis que Georges Marescaux déplore dans L’Humanité « le choix du sujet. Vouloir donner une version française, d’ailleurs supérieure, du film américain de « gangsters », c’est en fait accepter l’inculture hollywoodienne pour base de la culture française. Dans un tel cas, le talent n’est pas une excuse. C’est pourquoi on doit regretter que ce film soit signé Jacques Becker ».
Ali Baba et les quarante voleurs
Le deuxième film de cette troisième période, Ali Baba et les quarante voleurs, qui sort sur les écrans pour les fêtes de Noël 1954, avec Fernandel dans le rôle principal, suscite curieusement l’indulgence de la critique, habituellement plus sévère avec Becker. Alors que le film est considéré aujourd’hui, à juste titre, comme le plus faible de son auteur, J.-G. Pierret écrit dans Radio-Cinéma-Télévision que le film est « sans doute une de ses œuvres les plus attachantes », tandis que Robert Chazal évoque dans Paris Presse un « divertissement de qualité », et France-Soir, « un très joli spectacle d’une drôlerie douce et d’une poésie furtive ».
Même si les réserves sont un peu plus grandes, Jean de Baroncelli écrit dans Le Monde que « c’est un joli film… Au grand sapin du cinéma français, on peut accrocher en bonne place cet Ali Baba. Ce n’est pas exactement le jouet que nous attendions, mais il fait quand même plaisir », tandis que Georges Sadoul, dans Les Lettres françaises, trouve qu’« Ali Baba vaut infiniment mieux que Touchez pas au grisbi et le morne gangstérisme de la Série noire ». Même bienveillance, certes nuancée, dans France Observateur, où Jacques Doniol-Valcroze trouve qu’« Ali Baba divertit et constitue un brillant spectacle. Becker a réussi là où Yves Allégret a échoué avec Mademoiselle Nitouche. Il reste qu’il ne nous paraît pas indispensable que ce soit Becker qui fasse cette démonstration. On voit mal ce que vient faire dans cette histoire le réalisateur de Casque d’or ».
« En dépit de son scénario trituré par dix ou douze personnes de trop, Ali Baba est le film d’un Auteur, un Auteur parvenu à une maîtrise exceptionnelle, un Auteur de films. » L’analyse la plus intéressante, du point de vue de l’histoire de la critique française, reste celle de Truffaut, qui utilise le plus mauvais film de Becker pour y appliquer la fameuse « politique des auteurs ». Dans un long article des Cahiers du cinéma, le jeune critique s’évertue avec une parfaite mauvaise foi à trouver des qualités au film : « À la première vision, Ali Baba m’a déçu, à la seconde, ennuyé, à la troisième, passionné et ravi… », avant de conclure par une déclaration de principe qui va faire des ravages dans la critique française jusqu’à nos jours : « Ali Baba eut-il été raté que je l’eusse quand même défendu, en vertu de la Politique des Auteurs que mes congénères et moi-même pratiquons. Toute basée sur la belle formule de Giraudoux : “Il n’y a pas d’œuvre, il n’y a que des auteurs”, elle consiste à nier l’axiome, cher à nos aînés, selon quoi il en va des films comme des mayonnaises, cela se rate ou se réussit. Comme souvent dans cette querelle entre les anciens et les modernes, l’analyse du grand critique de l’après-guerre, André Bazin, reste la plus perspicace : “S’il fallait caractériser en quelques mots l’art de Becker, je pense que celui de réalisme y viendrait en premier. Or si la comédie se prête au réalisme social, la farce fantastique s’en détourne évidemment. D’autre part, le remarquable directeur d’acteurs qu’est Becker a toujours su plier aux strictes exigences du scénario le jeu de ses interprètes, ce qui n’est guère facile avec Fernandel, dont le public attend les traditionnelles pitreries. Je mentirais en disant que le résultat de cette conjoncture insolite est un film parfaitement réussi, mais c’est en tout cas une œuvre curieusement charmante. »
Les Aventures d’Arsène Lupin
Après deux succès commerciaux qui devraient lui laisser les coudées franches, Becker éprouve toujours des difficultés à tourner des sujets personnels. C’est pourquoi il accepte une nouvelle commande, Les Aventures d’Arsène Lupin, avec Robert Lamoureux dans le rôle-titre, qui sort en avril 1957. Cette fois-ci, la critique est unanime pour louer la direction d’acteurs et la qualité de la mise en scène, tout en soulignant tout aussi unanimement les limites d’un tel « divertissement ». Il n’y a guère que Robert Chazal, dans Paris Presse, qui qualifie le film de « bijou ». Ses autres confrères sont plus circonspects. Dans Le Monde, Jean de Baroncelli reconnaît le « talent raffiné de Becker. Il n’est pas un détail de mise en scène qui ne soit, avec l’aide de l’opérateur Edmond Séchan, un plaisir des yeux », mais il avoue, à la fin de son papier, qu’il « a trouvé quelque peu languissant le récit ». De la même manière, Claude Mauriac, pourtant laudateur habituel de Becker, écrit dans Le Figaro littéraire que, si « ses tableaux d’époque sont chatoyants, pleins de grâce et de gentillesse, il y manque une dimension : la gravité. Cet Arsène Lupin-là n’a plus d’épaisseur. Son charme a disparu ». Dans France Observateur, Jacques Doniol-Valcroze explique clairement sa déception : « Cela vient sans doute du fait que, quel que soit le plaisir que Becker a éprouvé à tourner Arsène Lupin, ce sujet était un peu mince par rapport à son talent, lequel ne peut trouver à s’employer pleinement que sur des sujets plus ambitieux. » Quant à Georges Sadoul, il souhaite que le cinéaste « soit moins modeste. Qu’il ambitionne de chercher dans la vie et dans l’époque, pour la tailler et la façonner à son gré, une belle pierre brute (un diamant peut-être). Nous aimerions qu’il ne se consacre plus seulement à polir avec l’amour d’un bon artisan les brillantes facettes d’un “Bouchon de Cristal”, fût-il en baccarat ».
Mais la critique la plus sévère vient curieusement du jeune Truffaut, qui l’avait pourtant encensé pour son film précédent, et pour une raison qu’il explicite fort bien. Quand le film de Becker sort sur les écrans, en 1957, la « politique des auteurs » est bien installée dans la presse et commence à donner ses fruits. On assiste aux prémices de la Nouvelle Vague (Resnais, Varda…), qui rendent le futur réalisateur des Quatre Cents Coups beaucoup plus exigeant : « Si Arsène Lupin avait été réalisé et montré en 1954, il eut constitué un film français important, un de ceux qu’il faut louer systématiquement, fût-ce en feignant d’en ignorer les défauts ; mais nous sommes à un tournant du cinéma français… Arsène Lupin est un film agréable, qui vous fera passer une soirée agréable, mais la question se pose de savoir ce qu’il y a au-delà de cet agrément. »
Montparnasse 19
Mars 1957 : Max Ophuls meurt alors qu’il s’apprêtait à tourner son nouveau film, Modigliani. Henry Deutschmeister, le producteur, propose à Becker de reprendre le projet, selon le souhait exprimé par Ophuls lui-même quelque temps avant sa mort. Becker réfléchit, le scénario de Jeanson est déjà écrit, et Gérard Philipe, engagé pour incarner le peintre. Le cinéaste finit par accepter, mais à condition de pouvoir récrire certaines séquences prévues, qui ne lui conviennent pas. Pour la première fois de sa vie, Becker va tourner un film dont le scénario a été écrit par et pour un autre, et sans avoir le temps de le corriger entièrement.
La critique est globalement peu enthousiaste. Eric Rohmer résume très bien ce sentiment dans Arts, en avril 1958 : « Il est loisible évidemment d’être violemment pour ou contre ce film, selon qu’on adopte tel ou tel point de vue. Je me bornerai à exposer ceux-ci tour à tour, à la fois par souci d’équité et parce que je les partage tous deux, presque équitablement. Le premier est celui du “sujet”. Le personnage est déplaisant non tant par sa veulerie, nullement incompatible avec le génie ou le talent, mais par ce que la peinture de cette veulerie a de schématique… Sans retomber exactement dans les mêmes défauts que le Van Gogh de Minnelli, Montparnasse 19 commet, mutadis mutandis, l’erreur de déformations et de grossissements, plus choquants ici que dans la superproduction de la Métro. L’art de Becker consiste à procéder par petites touches juxtaposées : déplorons que notre cinéaste ait répandu sur sa palette des couleurs qui sentent trop leur bazar… Le second point de vue est celui de l’”écriture”, et si l’on ne s’en tient qu’à lui, on peut considérer Montparnasse 19 comme l’œuvre la mieux enlevée et la plus sensible de son auteur. La caméra de Becker possède l’art de saisir avec précision les réactions des personnages et de les éluder avec non moins d’exactitude : elle est toujours là, présente au bon moment, tout en ne donnant l’impression que de suivre respectueusement l’action à distance. » Toujours cette dichotomie entre le style de Becker, unanimement apprécié, et les sujets de ces films, considérés comme inadéquats à la personnalité de l’auteur.
Dans Libération, Simone Dubreuil exprime également sa réserve : « Les deux premiers tiers du film pourraient n’être pas forcément de Becker, mais de n’importe quel très bon réalisateur français en possession de son métier. Jusqu’à la magistrale scène de l’hôtel Ritz, Montparnasse 19 ne s’impose pas. Ni les personnages ni le milieu qui est le leur – ce Montparnasse explosif et bohème de la grande époque – ne comportent ces traits incisifs et tendres si particuliers à Becker. On relève même une certaine enflure, un certain laisser-aller dans le récit. Puis c’est le dernier retour de Modi dans l’atelier de la rue Falguière, sa quête désespérée à la terrasse du Dôme, sa crise en pleine rue, sa mort. Rien que pour ces scènes-là, Montparnasse 19 mérite d’être vu. » Dans Le Figaro littéraire, Claude Mauriac avoue aussi sa déception à l’égard du nouveau film de Becker : « Où sont les heureuses et maléfiques vapeurs de ces temps d’ébullition ? Où, ses grands hommes ? Où, cette folie de l’immédiate après-guerre ? Il nous faut déchanter. Nous n’aurons pas cette fois-ci encore le grand film de la prestigieuse après-guerre. Le réalisateur a choisi le dépouillement. Il a renoncé aux facilités. Tel est notre parti pris d’admiration que nous l’en félicitons déjà. Mais nous voici de nouveau gênés. Nous connaissons le visage de Modigliani, et nous avons devant nous celui de Gérard Philipe. Comment croirions-nous à sa nouvelle incarnation, alors que tous ses anciens personnages apparaissent en filigrane de chaque plan. » Dans Radio-Cinéma-Télévision, Gilbert Salachas est encore plus sévère : « Le plus gênant dans ce genre d’entreprise para-biographique, c’est que tout artiste, qu’il soit peintre, musicien ou poète, ressemble désespérément à ses confrères. Je veux dire qu’en l’occurrence la personnalité singulière de Modigliani ne s’impose pas avec évidence mais rejoint un archétype cinématographique : celui de la Bohème torturée. Or, je crois qu’aucun génie n’est interchangeable. L’erreur consiste donc à vouloir illustrer l’itinéraire artistique, sentimental ou spirituel d’un être d’exception ayant existé en faisant appel aux lieux communs sus-évoqués. »
Heureusement que certains journaux sont plus positifs, tels France-Soir : « Montparnasse 19 est le film le plus dur de Becker, c’est en même temps le plus sensible », ou Le Monde, dans lequel Jean de Baroncelli avoue avoir « beaucoup aimé le film de Jacques Becker. Il m’a surpris, dérouté, parce que, sur la foi d’un titre et de certains échos, j’avais imaginé un ouvrage assez différent, mais cette surprise ne fut jamais une déception, et je suis convaincu que Becker a eu parfaitement raison de traiter à sa manière un sujet qui ne lui était d’abord pas destiné ».
Comme à son habitude, les aphorismes de Godard dans Les Cahiers du cinéma expriment à leur manière un peu de la particularité du film, sans oublier, comme il est de coutume dans la revue jaune de cette époque, d’entremêler critique des films et profession de foi cinématographique des futurs réalisateurs : « Montparnasse 19 est sans doute le premier film entièrement négatif dans son principe. En ce sens, on pourrait le sous-titrer “Le mystère du cinéaste”. Car, en incorporant malgré lui son propre affolement dans l’esprit désaxé de Modigliani, Becker nous fait entrer de façon maladroite, certes, mais combien émouvante, dans le secret de la création artistique, mieux que n’avait su le faire Clouzot en filmant Picasso au travail. Après tout, si un roman moderne est la peur de la page blanche, un tableau moderne, la peur de la toile vide, une sculpture moderne, la peur de la pierre, un film moderne a bien le droit d’être la peur de la caméra, la peur des acteurs, la peur des dialogues, la peur du montage. Je donnerais tout le cinéma français d’après-guerre contre le seul plan, mal joué, mal cadré, mais sublime, où Modi demande cinq francs de ses dessins à la terrasse de la Coupole. » En fait, la dernière remarque de Godard, d’ailleurs totalement injustifiée, car Becker est un excellent « cadreur », est à lire dans le contexte de l’époque où les « jeunes Turcs » cherchent à tout prix une modernité chez leurs « auteurs » préférés pour préparer le terrain à leurs futures œuvres.
Comme souvent, André Bazin analyse l’évolution stylistique de Becker avec le plus de perspicacité (hormis Casque d’Or, qu’il critiqua à sa sortie avant de revenir sur ce jugement quelques années après) : « En dépit de ce qu’il est, et peut-être à cause de ce qu’il n’est pas, Montparnasse 19 est tout de même un film d’une assez rare beauté et, en tout cas, d’un charme insinuant et fort. Quels que soient les griefs que la raison conduit à formuler, la trace qu’il laisse dans l’esprit conserve une longue phosphorescence. Et comme je n’en vois pas la source suffisante dans ce qui constitue la matière du film, il me faut bien penser qu’elle naît de l’absence, je veux dire de tout ce que la mise en scène se refuse. Tant de renoncement, de dépouillement, d’ascèse finissent par constituer le style même du film. Par respect pour Ophuls et pour ne point l’imiter, Becker a été en quelque sorte conduit à faire le film le plus « bressonnien » de sa carrière. Le plus pur peut-être, en tout cas le plus dépouillé d’accessoires, dans tous les sens du mot. On y sent jusque dans la moindre image une telle volonté d’essentiel que, même si le point d’application de cet effort se révèle discutable, la beauté et la noblesse de la démarche séduisent indirectement l’esprit. »
Le Trou
Le film le plus « bressonnien » de sa carrière ? Bazin, qui mourra peu de temps après, n’aura pas le loisir de découvrir la justesse de sa remarque à propos du film suivant, Le Trou, qui, en effet, semble très inspiré par la stylistique de l’auteur d’Un condamné à mort s’est échappé.
La réception de ce dernier film de Becker est difficile à analyser, dans la mesure où elle se confond avec une notice nécrologique. En effet, le cinéaste meurt prématurément à l’âge de cinquante-quatre ans, en février 1960, un mois avant la sortie du Trou sur les écrans parisiens, la même semaine qu’À bout de souffle, de Jean-Luc Godard. Du coup, la presse est quasi unanime, des tenants de la Nouvelle Vague, qui déferle alors sur les écrans, à ses opposants les plus farouches, même s’il est difficile de départager dans cet éloge le jugement purement cinématographique de l’hommage « obligé » à l’un des grands cinéastes français de l’après-guerre.
Dans France Observateur, François Truffaut, devenu le cinéaste réputé des Quatre Cents Coups, reprend sa plume de critique pour dire tout le bien qu’il pense du film : « Le Trou est un film superbe, superbement conçu, écrit, réalisé, monté, bruité. C’est par bonheur le meilleur film de Becker, car les critiques, qui seront en l’occurrence des notaires, pourront ouvrir un bon testament… Becker a triomphé de tous les pièges, et il me semble que Le Trou est incritiquable dans le détail comme dans sa conception. » Même avis dans Positif, qui n’aime pourtant pas beaucoup ce réalisateur, défendu systématiquement par la revue rivale (Les Cahiers du cinéma), dont est issu justement Truffaut. Sous la plume de Roger Tailleur, Positif publie l’article le plus long et le plus élogieux sur Becker depuis la naissance de la revue, en 1952 : « Le Trou réussit d’abord parce qu’il décrit sans emphase ni insistance, mais avec précision et fermeté, un milieu, un lieu, un environnement sensible et visible. C’est un film qui chante le concret et le combat de l’homme sur la matière, et qui exulte de travail plus encore qu’il ne l’exalte. On coupe le pain en gros plan, mais surtout on taille, on tord, on scie, on perce, on défonce le bois, le fer, l’acier, le sable, le ciment. Chaque plan a la densité, est lourd du poids du concret dont Becker, ses acteurs et ses objets le chargent. Le moindre caillou, gravats a sa beauté nécessaire, et bien sûr son juste poids dramatique. »
Dans Arts, René Cortade écrit que « Le Trou est un de ces films dont toutes les facilités apparentes sont rattrapées, rachetées à la minute suivante par une finesse qui les corrige et qui leur donne un sens nouveau. Quant à la surprise finale, elle renverse à elle seule toute la signification du film, qui devient celui de la faiblesse humaine, elle lui donne une gravité, un poids, une vérité auxquels on ne s’attendait pas, elle est un des sommets de l’œuvre de Becker et du cinéma tout entier ». Dans Radio-Cinéma-Télévision, Paule Sengissen situe le film « aux antipodes des œuvrettes de la Nouvelle Vague… Voici un film vrai par tous les détails, par tous les gestes ; voici un film où l’humain se dissimule sous le masque de l’humour. Voici un film généreux. Le film d’un homme en colère et la dernière œuvre d’un des plus grands metteurs en scène français. Le Trou est fait par un homme qui n’oublie pas le public ». Du Figaro aux Lettres françaises, du Monde à Combat en passant par France-Soir, la presse accueille ce dernier film de Becker avec un enthousiasme qu’elle n’avait plus retrouvé depuis Touchez pas au grisbi, enthousiasme sans effet sur le public, puisque le film connaîtra un tel échec commercial qu’il sera amputé d’une vingtaine de minutes, sans plus de succès.
Alors que Becker est considéré aujourd’hui comme l’un des grands cinéastes français de l’après-guerre, notre étude montre qu’il aura souvent été, notamment dans les dernières années de sa vie, incompris par la critique, qui lui reprochait de ne pas tourner des œuvres plus personnelles et plus ambitieuses, alors que les contraintes imposées par les producteurs de cette fin des années 1950 l’empêchaient justement de les réaliser. Eternel dilemme entre l’art et l’industrie, qui caractérise hier comme aujourd’hui le cinématographe.
Article écrit pour la Bibliothèque du Film en janvier 2003.