100 ans de cinéma japonais (1ère partie)
Du 26 septembre au 22 octobre 2018
Secousse et sursauts
Si nul n'oserait remettre en cause l'incroyable productivité du cinéma japonais à ses débuts, la séquence 1923-1939 constitue la période la plus déterminante pour son évolution. Le début du siècle comptait déjà une production théorique particulièrement foisonnante via différentes publications prônant la nécessité d'un « cinéma pur », libéré de ses envahissantes influences théâtrales. Il s'agissait de faire concorder avancée technologique et progrès artistique au service d'une pensée qui n'avait malheureusement pas encore trouvé les outils appropriés. Cette coordination inespérée, élaborant des théories sans cesse en progrès afin d'étendre son domaine et de consolider ses bases, s'effectua pourtant dans des circonstances tragiques.
Le 1er septembre 1923, un violent séisme d'une magnitude de 7,9 sur l'échelle de Richter secoue Tokyo et ses environs (de Yokohama à Shizuoka) durant cinq jours entiers. Bilan : 350 000 maisons détruites, 200 000 morts. Toute une ville était à reconstruire, aussi bien matériellement que culturellement, et les studios ne furent pas épargnés. Les capacités prédictives des chantres d'un cinéma pur, opposant le film contemporain occidentalisé au mauvais théâtre filmé et costumé, n'avaient pas su prophétiser le rôle majeur du jidaigeki (film historique) qui ouvrira la première voie d'accès vers cette modernité tant désirée.
La faucille et le sabre
Après ce tremblement de terre d'une ampleur inédite, beaucoup de très jeunes metteurs en scène partent pour Kyoto (l'ancienne capitale) afin de tourner en nombre des films de sabre. Car ce type d'œuvres, parfois tourné vers l'étrange et le merveilleux dans ses prémisses, a su très vite évoluer vers une prise de conscience collective lorsque des réalisateurs et des scénaristes très « à gauche » découvrent qu'il est non seulement possible d'améliorer leurs techniques de prises de vue mais également d'y associer des problématiques contemporaines. Cette période opère surtout une reconfiguration totale des formes et des récits, optant pour une approche plus sombre et tortueuse de la figure du samouraï sans seigneur.
Orochi (1925), pièce maîtresse de ce mouvement, fait irrémédiablement basculer le jidaigeki dans l'âge adulte : le genre peut parler aux masses sans éveiller la méfiance de la censure. En surélevant celui-ci par leur volonté d'expérimenter à tout prix, des auteurs tels que Masahiro Makino ou Daisuke Ito font changer le regard des cinéphiles de l'époque qui trouvaient jusque-là le cinéma de l'archipel inférieur aux productions hollywoodiennes ou européennes. Le nombre de bandes tournées finira d'ailleurs par dépasser celles réalisées dans les principaux pays européens.
Articulation d'une parole moderne
Deuxième genre incontournable de cette époque, le shomingeki (drame populaire) a pensé différemment l'espace urbain pour en confirmer sa rapide industrialisation. Au cours des années 1920, la Shochiku reste la seule compagnie à garder ses studios à Tokyo et le style Kamata, élaboré par son président Shiro Kido, marque l'avènement d'un humanisme joyeux fondé sur la vie de tous les jours. Tourné dans la banlieue de Tokyo, le genre façonne une approche réaliste plus proche du Japonais moyen qui voit son quotidien dépeint avec un soupçon d'ironie et de tristesse. Doté d'une subjectivité nouvelle, le genre a ainsi créé un sujet moderne coïncidant avec l'apparition d'une couche sociale récemment apparue : celle des classes moyennes.
Cependant, l'apothéose du shomingeki reste concomitante de l'avènement du parlant : découvrant le système Photophone de la RCA lors d'un voyage à New York en 1928, Shiro Kido s'entoure de techniciens capables d'élaborer une technologie sonore 100% japonaise et produit Madame et épouse, qui deviendra le premier film nippon entièrement parlant. Si aux États-Unis et en Europe, la transition vers le son fut rapide et complète dès 1930, le processus sera plus graduel au Japon : des premières expérimentations sonores ont lieu dans les années 1920 mais le passage au parlant fut surtout retardé par le puissant groupe de pression constitué par les benshi. Portant costume et nœud papillon, ces derniers avaient pour fonction de décrire le film au spectateur. Parfois plus populaires que les interprètes eux-mêmes, ils furent bien vite dévalorisés pour leur irrévérencieuse propension à l'excès, sortant souvent du texte au nom des besoins de leur narration.
Au crépuscule de son expression
Jusqu'en 1936, s'observe donc donc une intéressante période de transition, à la fois muette et sonore : la PCL (Photo Chemical Laboratory, que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de Toho) se crée pour produire uniquement des films parlants comme Pauvres humains et ballons de papier de Sadao Yamanaka qui, dans un souffle poétique et désespéré, fait preuve d'une étonnante économie de mouvement, aussi bien pour ses cadrages que pour ses acteurs exploitant au maximum des nuances d'expression et de geste dans des décors restreints mais riches en clair-obscur. Plutôt qu'employer le ton affecté et cérémoniel du jidaigeki, le langage des personnages est contemporain afin d'exprimer les affres du petit peuple face à l'escalade militariste et la précarisation du Japon de 1937.
Les cinéastes ont répondu de manière créative aux défis et opportunités du son en expérimentant toutes les possibilités offertes par cette nouvelle technologie. À l'aube de la Seconde Guerre mondiale, leur liberté et marge de manœuvre se restreignent et leur exaltation des valeurs individuelles suscite désormais la suspicion. Pour soutenir l'effort de guerre, il convient d'apposer une identité nationale collective qui recouvre toute velléité artistique. Semblable au pre-code hollywoodien, cette période d'avant-guerre, cruciale dans l'histoire de l'émancipation du cinéma japonais, a cependant su cristalliser pendant un temps un certain sentiment populaire teinté d'espoirs et d'amertume.
Clément Rauger