Alain Sarde
Du 6 mai au 1 juin 2009
Alain Sarde
Alain Sarde est sans aucun doute le producteur français le plus prolifique, mais également le plus discret ou le plus secret. Près de deux cents films à son actif en moins de quarante ans de carrière. Et son parcours est loin d’être achevé.
Né en 1952, Alain Sarde arrive dans le cinéma dès l’adolescence. Il y a grandi, il y a fait sa vie et de nombreuses rencontres qui, au fil des années, dessinent quelques alliances ou fidélités avec des cinéastes tels que Godard, Sautet, Polanski, Téchiné, Blier, Tavernier, Doillon, Nicole Garcia… Sarde le dit lui-même : « Je suis tombé amoureux du cinéma à l’âge de 13 ans. Mon oncle, qui s’appelait Zeitoun, vendait des vêtements sur les tournages, il m’a emmené avec lui sur le tournage de La Princesse de Clèves. J’ai découvert le cinéma à l’ancienne… » Il n’a que dix-sept ans lorsqu’il fait la connaissance de Claude Sautet, un homme dont il dit qu’il fut pour lui une sorte de « père spirituel autoritaire ». La rencontre se fait par l’intermédiaire de Philippe Sarde, le frère aîné, musicien attitré de Sautet depuis Les Choses de la vie (1970).
Des débuts avec Jean-Pierre Rassam et Marco Ferreri
A ses débuts, il a à peine vingt ans, Alain Sarde travaille aux côtés de Jean-Pierre Rassam dont il est le factotum ou l’homme à tout faire. C’est le début des années soixante-dix. Rassam est associé à Jean Yanne, le tandem produit coup sur coup Tout va bien de Godard-Gorin, La Grande bouffe de Marco Ferreri, Général Idi Amin Dada de Barbet Schroeder (1974), et les premiers films réalisés par Yanne : Tout le monde il est beau, tout le Monde il est gentil (1972), Moi y’en a vouloir des sous (1973), puis Les Chinois à Paris (1974). Sarde se souvient de sa rencontre avec Ferreri, lors du tournage de Liza, avec Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni. Le film était produit par Robert Danon (Lira Films), et Philippe Sarde en composait la musique. « On mangeait toute la journée, avec mon frère Philippe et Marco. Un dimanche, nous étions attablés chez Prunier, il était déjà cinq heures de l’après-midi. Marco nous a dit : ce soir je vais vous faire des pâtes. Je me suis mis à chercher une épicerie ouverte le dimanche pour trouver du parmesan. On se retrouve le soir chez Marco et j’ai prononcé cette phrase : « Si on continue à manger, on va mourir ». Avec sa géniale intuition, Ferreri réagit aussitôt : « J’ai envie de faire un film avec quatre types qui se suicident en mangeant. Alain, trouve-moi un producteur. » C’est ainsi que très naturellement Sarde organise la rencontre entre Rassam et Ferreri. Le contrat est clair : le film sera coproduit, chacun ayant 50 % des parts et les recettes seront équitablement partagées. Après la houleuse projection à Cannes en mai 1973 (insultes, bousculades et huées), La Grande bouffe sort et connaît un énorme succès commercial. Sauf qu’au lieu de reverser sa part des recettes à Ferreri, Rassam les réinvestit sur deux autres projets qu’il a en chantier : Lancelot du lac de Bresson et son propre film, Les Chinois à Paris, que réalise Jean Yanne. Sarde raconte que Ferreri venait souvent dans les bureaux de la production (Mara Films) pour réclamer ses « pourcentouages ». Rien n’y fera. Rassam tient bon mais Ferreri promet de se venger…
Comment un cinéaste peut-il se venger d’un producteur, sinon en lui faisant perdre de l’argent ! Quelques mois plus tard, en se promenant du côté des Halles (à l’époque un trou gigantesque en chantier, où se construisait le forum que nous connaissons depuis), Ferreri a de nouveau une idée géniale : ce sera Touche pas à la femme blanche. Un western tourné en plein Paris. Avec le général Custer (Mastroianni), Buffalo Bill (Piccoli), le chef indien Sitting Bull (Alain Cuny), quelques agents de la CIA, sans oublier la belle femme blanche (Catherine Deneuve). Plus Philippe Noiret, Darry Cowl, Ugo Tognazzi et Serge Reggiani. Superbe casting et magnifique bouffonnerie ! Sarde ajoute que Ferreri aurait dit cette phrase lourde de conséquence : « Je vais ruiner Rassam ! » Le jour de la sortie, le film est un flop. Ferreri aurait prononcé ces mots : « Pour moi c’est un succès ! »
Des aller-retours entre cinéma « ancien » et « moderne »
Lorsque l’on parcourt l’édifiante filmographie d’Alain Sarde, plusieurs cinéastes reviennent de manière régulière. Si l’on voulait spécifier la « ligne éditoriale » de Sarde, ce serait celle d’un éditeur travaillant au long terme avec des auteurs dont il se sent proche, en confiance. Un éditeur qui signerait avec les mêmes, quels que soient les résultats du film antérieur. Sinon, comment expliquer cette longévité de parcours avec Téchiné (7 films ensemble), Doillon (7 films également), Tavernier (10), Blier (5), Nicole Garcia, Alain Corneau (4) ou encore Laurent Heynemann.. Il faudrait aussi mentionner Pierre Granier-Deferre (un film phare : Une étrange affaire), Jacques Deray ou encore Georges Lautner, ces artisans « à l’ancienne » qui ont également fasciné ou séduit Alain Sarde. Entre le cinéma « ancien » et le cinéma « moderne », Sarde n’a cessé de faire des aller et retours ou des incursions, voire des expérimentations. Le cas de Godard est en effet passionnant, car il est, parmi les nombreux cinéastes produits ou coproduits par Sarde, celui qui revient le plus souvent. La rencontre se fait au moment de Sauve qui peut (la vie), coproduit en 1979 avec Marin Karmitz. Ce film marque le retour de Godard au cinéma après les années vidéo grenobloises. Une réelle complicité s’installe entre les deux hommes, passant par l’amour du tennis, un rapport particulier avec l’argent et… les femmes. C’est à celui des deux qui sera le plus excentrique. La liste des films est éloquente : Prénom Carmen, Passion, Détective (Sarde y est crédité du scénario), Nouvelle Vague, For Ever Mozart, Éloge de l’amour et Notre musique. Le prochain film de Godard (en chantier) a déjà un titre : Le Socialisme.
Un panorama très large et éclectique du cinéma français
Une autre ligne de fidélité relie Sarde à Sautet. Cinq films ensemble : Un mauvais fils, Garçon !, Quelques Jours avec moi, Un cœur en hiver, Nelly et Mr. Arnaud. Le troisième cinéaste important de cette abondante filmographie est Polanski. Sarde le côtoie sur le tournage du Locataire en 1975, dont il n’est que le producteur associé. Aujourd’hui, toujours proches, les deux hommes poursuivent leur collaboration. Un autre point particulier de cette filmographie serait le nombre considérable de films réalisés par des cinéastes femmes : Christine Pascal, Coline Serreau, Nicole Garcia, Christine Carrière, Noémie Lvovsky, Claire Devers, Laetitia Masson, Danièle Thompson, Josée Dayan, Pascale Bailly, Diane Kurys, Anne-Marie Miéville, Anne Fontaine, Sophie Marceau ou encore Jeanne Labrune. Joli trophée du producteur le plus féminin du cinéma français. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette ligne de production.
Plus généralement, avec et autour de Sarde, c’est un panorama très large et éclectique du cinéma français qui se trouve ainsi traversé et exploré. Il faut dire que l’homme est devenu incontournable durant les années « Canal + ». Le gros du cinéma français, incluant film d’auteur et film de genre (surtout la comédie), + film à visée plus commerciale avec des acteurs vedettes, trouve refuge chez Les Films Alain Sarde, avec un financement assuré par la chaîne cryptée qui a fait du cinéma son principal produit d’appel (avec le football). Autant de films (parfois une dizaine par année !), dont les frontières sont assez larges pour inclure des régimes de production différents sinon opposés, allant du Petit criminel à Place Vendôme.
Accompagner tous les cinémas possibles
Comment prendre la mesure de cette « ligne de production » tous azimuts, sinon en pointant ici ou là les incursions nouvelles ou les audaces, voire les accrocs : Xavier Beauvois (Selon Matthieu), Philippe Garrel (deux films coproduits avec Pascal Caucheteux : Le Vent de la nuit et Sauvage innocence), Arnaud Desplechin (Esther Kahn), Noémie Lvovsky (Oublie-moi), Jean-Claude Brisseau (L’Ange noir), Laetitia Masson, font à un moment donné partie de « l’écurie » Sarde. Même si cela ne dure qu’un temps, ces films minoritaires ont trouvé leur chance dans un système de production mainstream.
Qu’est-ce que produire un film selon Alain Sarde ? C’est accompagner les auteurs (les démarcations ne sont pas très nettes) vers le centre du cinéma, vers un point de visibilité possible, aidé en cela par l’apport financier régulier et stable d’une chaîne cryptée. Sans doute. Mais cela n’explique pas tout. On sent chez Sarde le désir d’accompagner tous les cinémas possibles, des plus risqués ou des plus marginaux, jusqu’à des films pouvant constituer de jolis bibelots sur la « vitrine » de Canal +. Une nouvelle dimension semble succéder à cette « ligne éditoriale », depuis que Sarde a repris son indépendance vis-à-vis de Canal +, celle consistant à accompagner des cinéastes d’envergure internationale, tels que David Lynch (Mulholland Drive), Mike Leigh (Vera Drake) ou Emir Kusturica (La Vie est un miracle). Moins de films en production, léger repli tactique autours des alliances plus ciblées, et toujours la fidélité envers Godard…
Serge Toubiana