Alberto Lattuada
Du 30 janvier au 25 février 2019
Portraits de femmes
Par deux fois dans sa filmographie, dans la dernière partie de son œuvre (Venez donc prendre le café chez nous, La Bambina), Alberto Lattuada s'est confié le rôle d'un médecin : apparitions brèves et calmement humoristiques qui résument peut-être un projet particulier, celui d'ausculter la société italienne et ses mœurs, de l'après-guerre jusqu'à la décadence berlusconienne. Milanais d'origine, il incarnerait la froideur menacée de façon permanente par une érotomanie irrésistible, de l'Italien du Nord diagnostiquant les maux d'une société dont l'évolution historique aurait engendré l'hypocrisie et le cynisme de la classe sociale dominante tout en composant avec la permanence d'élans pulsionnels de moins en moins contrôlés, de plus en plus déchaînés.
Une œuvre inclassable
Son œuvre échappe aux catalogages faciles et s'impose finalement comme une des plus atypiques du cinéma italien. Il débute comme scénariste au début des années 1940 et réalise son premier film très vite, en 1942, Giacomo l'idealista. Il sera de ceux qui adapteront le néoréalisme d'après-guerre en pratiquant une sorte d'hybridation. L'engagement social, le souci de montrer la vie dans sa nudité crue, sont très vite tempérés par l'ajout d'ambiances et de situations venues du film noir américain (Le Bandit, Sans pitié) ou du mélodrame (Sans pitié, Le Moulin du Pô, Anna). Il a apporté sa contribution (moins importante quantitativement qu'on le croit) à la comédie à l'italienne avec, notamment, ce chef-d'œuvre de cruauté qu'est Mafioso en 1962. Il a signé aussi quelques bandes pop (Matchless, Fräulein Doktor, L'Amica) lorsque c'était la mode, et adapté, fait marquant, plusieurs grands auteurs de la littérature russe : Gogol (Le Manteau), Pouchkine (La Tempête), Tchekhov (La Steppe), Boulgakov (Cœur de chien). De plus en plus, les éléments du drame et de la comédie se mélangeront au fur et à mesure de la progression de sa filmographie, engendrant une œuvre particulièrement inclassable. Les mœurs bourgeoises sont au premier rang des sujets traités par Lattuada. Celles-ci se définissent par le prosaïsme et l'hypocrisie. Le sexe peut y devenir une diversion à l'ennui comme en témoigne la farandole des adultères bourgeois dans L'Amica, en 1969. La brutalité des luttes de classes du XIXe siècle (Le Moulin du Pô) a fait place, en effet, à des rapports plus feutrés d'exploitation (la petite bonne de La Bambina, sorte d'esclave sexuelle à demi consentante). Cette description s'affirmera de plus en plus dans une œuvre qui suivra le développement économique de l'Italie. Dès 1954, dans le très beau La Pensionnaire, le culte des affaires et l'obsession de la réussite économique se marient avec la croyance dans de puritaines et répressives traditions dont les femmes et leurs propres désirs sont les premières victimes.
Les femmes d'abord
Dans les premiers films de Lattuada, le héros masculin est souvent un petit homme solitaire, enfantin (« Ma mère m'a toujours considéré comme un enfant », dira le petit prof de Scuola elementare). Il est victime de son effacement, de sa discrétion, de sa réserve, objet de tous les mépris et humiliations comme dans Le Crime de Giovanni Episcopo ou Le Manteau. Tout comme le contremaître sicilien incarné par Alberto Sordi dans Mafioso, revenu depuis Milan dans son village natal, deviendra le jouet impuissant d'un ordre des choses auquel il pensait échapper. Cette infantilisation de l'homme prendra une signification toute particulière dans La Bambina, où c'est tout simplement une sexualité régressive que semble rechercher le personnage principal. Scuola elementare met en scène un instituteur tenté par les affaires mais très vite rattrapé par son sens du devoir, quitte à payer pour son dévouement le prix de la solitude. Mais c'est, la plupart du temps, lorsqu'il est guidé par son obsession, faussement maître d'un jeu que sa position sociale lui accorde, qu'il est contraint de remettre en cause sa propre existence (Venez donc prendre le café chez nous, La Bambina, La Fille). C'est le sexe lui-même qui, fondamentalement, détermine à la fois les actions des hommes et la situation de femmes s'accommodant, en apparence, des appétits masculins tout en les contournant ou en les exploitant à leur profit. C'est sur ce fond de guerre des genres que se définira notamment une œuvre qui consacre aux portraits féminins une part essentielle. Cette manière de se focaliser sur la tension sexuelle comme énergie des êtres, et sur la manière dont les rapports sociaux en sont bouleversés voire détraqués (La Novice), deviendra de plus en plus centrale au fur et à mesure de l'évolution de la carrière de Lattuada. Bien loin de se contenter de décrire un monde uniquement peuplé de prédateurs mâles tels les personnages incarnés par Ronaldo Lupi dans Le Crime de Giovanni Episcopo, Vittorio Gassman dans Anna, Raf Vallone dans Guendalina justement, Lattuada est surtout un portraitiste de femmes, observant tout à la fois avec délicatesse et une douce concupiscence l'éveil à la sensualité d'adolescentes que sa caméra caresse avec précision et tendresse (Guendalina, Les Adolescentes). Exaltant la beauté d'actrices dont certaines furent révélées par lui (Carla Del Poggio, Silvana Mangano, Jacqueline Sassard, Catherine Spaak, Teresa Ann Savoy, Nastassja Kinski), Lattuada est peut-être l'auteur d'une des œuvres les plus féministes de l'histoire du cinéma.
Jean-François Rauger