Alexander Kluge
Du 24 avril au 3 juin 2013
Alexander Kluge, le radical
Un robot humanoïde simulant les sentiments humains est un des personnages principaux de la dernière œuvre d’Alexander Kluge, Humain 2.0, diffusée en 2012. Plus de cinquante ans auparavant, dans son premier court métrage Brutalité dans la pierre, le cinéaste filmait l’architecture nazie des villes de la RFA, pour s’interroger sur la manière dont elle marquait l’esprit des Allemands. C’est bien ainsi toute l’œuvre du cinéaste et de l’intellectuel Kluge qui a pour sujet les conditions de l’humanité dans l’après-guerre du miracle économique allemand, dans les années de plomb marquées par le terrorisme d’extrême-gauche, et aujourd’hui dans notre nouveau siècle du capitalisme mondialisé.
Né en 1932, d’abord juriste travaillant pour l’École de Francfort et collaborateur d’Adorno, Kluge tourne ses premiers courts métrages au début des années 60, avant de signer le Manifeste d’Oberhausen qui annonce la « mort du vieux cinéma » et sa confiance dans les forces du « jeune cinéma allemand », de Schlöndorff, Fleischmann, Reitz, Schamoni, Nestler. Le cinéaste-juriste en sera bientôt le principal défenseur auprès des pouvoirs publics afin de favoriser les aides à la création d’œuvres peu appréciées de l’industrie du divertissement. Ses deux premiers longs métrages, Anita G. (1966) et Les Artistes sous le chapiteau : perplexes (1967) imposent un style utilisant le morcellement narratif, l’insertion d’images d’archives et la dérision, et ils créent deux premiers portraits de femmes rebelles, essentielles à l’œuvre.
Puis suit une série de courts métrages expérimentaux et didactiques, avant le retour à partir de 1973 au long métrage, avec Travaux occasionnels d’une esclave puis Dans le danger et la plus grande détresse, le juste milieu apporte la mort, où la fiction magistralement éclatée est toujours tissée d’inserts, de plans documentaires et de citations. En 1975, Ferdinand le radical revient à la forme plus classique d’un apologue quasi-brechtien afin de décrire le délire sécuritaire contemporain. Son héros, responsable de sécurité trop perfectionniste, organise des attentats pour convaincre ses chefs de la nécessité de politiques répressives.
Kluge est peu après le maître d’œuvre de trois films collectifs essentiels. En 1977, L’Allemagne en automne forme la réponse des cinéastes à la violence terroriste et celle de l’État, qui ont culminé quelques mois auparavant dans l’assassinat du patron des patrons allemands, le détournement d’avion à Mogadiscio et la mort en prison des dirigeants de la Fraction Armée Rouge. Dans cette œuvre, Kluge filme les obsèques officielles de Hans-Martin Schleyer et celles d’Andreas Baader et Gudrun Ensslin, tandis que Volker Schlöndorff met en abîme l’Antigone de Sophocle et que Rainer Fassbinder se filme avec son amant et avec sa mère. Contre Franz Josef Strauss, candidat de la droite la plus conservatrice à la chancellerie, Le Candidat est ensuite un film de combat. Enfin, l’admirable Guerre et Paix sollicite en 1983 documentaire, archives, fiction traditionnelle et saynètes burlesques pour condamner la course aux armements et décrire la situation de l’Allemagne divisée prise entre les deux blocs.
Jusqu’en 1986, fidèle au principe d’alternance de divers types d’œuvres qui fait partie de son projet, Kluge réalise par ailleurs quatre longs métrages consacrés au deuil impossible de l’histoire allemande, à la dislocation des relations amoureuses dans le monde contemporain, et à l’assaut du temps capitaliste contre le temps humain. Films complexes tissés de matériaux hétérogènes, ce sont La Patriote, Le Pouvoir des sentiments, L’Attaque du présent contre le temps qui reste et Informations diverses.
Kluge s’écarte alors durablement des salles de cinéma totalement dominées par les produits américains et les divertissements allemands vulgaires, et fonde dctp.tv, une société de production audiovisuelle qui fournit aux nouvelles chaînes privées des programmes culturels que celles-ci sont légalement obligées de diffuser. Ce qui parut à l’époque se traduire par un « exil intérieur » concomitant de la dispersion des cinéastes du « nouveau cinéma allemand (mort de Fassbinder, départ aux États-Unis de Wenders et d’Herzog) peut aujourd’hui être considéré comme une stratégie efficace de résistance et de construction, au cœur même de l’univers du « Tout à l’image », d’un espace public intellectuel de réflexion et de propositions. Kluge y interviewe depuis plus de vingt ans les artistes et les penseurs de l’Allemagne réunifiée. Il défend les plus intéressants cinéastes allemands d’aujourd’hui : Karmakar (Le Projet Himmler), Petzold (Barbara), Hochhäusler (Sous toi la ville). Il s’y moque, à l’aide de ses deux complices favoris, Peter Berling, compagnon de route du « nouveau cinéma allemand », et Helge Schneider, comique populaire, aussi bien de l’actualité du pouvoir que des grandes figures de l’histoire. Il y prépare enfin les bases de nouvelles œuvres dont la diffusion aura lieu hors des salles.
Retravailler l’Histoire à partir du cinéma
En effet, Kluge vient depuis 2008 de proposer directement pour le DVD trois œuvres d’envergure : Nouvelles de l’Antiquité idéologique + Les Fruits de la confiance, et Humanité 2.0. La plus commentée Nouvelles de l’Antiquité idéologique propose en huit heures, à partir des notes prises par Eisenstein pour son projet de filmer le Capital, de redonner vie aux réflexions d’Eisenstein et au texte de Marx. Dans le courant de ce film fleuve, on trouve aussi bien des entretiens avec les penseurs Peter Sloterdijk, Hans Magnus Enzensberger et Dietmar Dath, que la présentation par Werner Schrœter de son projet de mettre en scène Tristan et Isolde sur le pont du cuirassé Potemkine, le remontage d’images du cinéma muet, des sketches où Helge Schneider incarne des personnages du texte de Marx, et des notes d’Eisenstein en intertitres. L’ambition de Kluge est de créer un vaste chantier d’idées, où seront mises en œuvre les formes d’associations intellectuelles et filmiques du cinéma soviétique, pour retrouver Marx. Ainsi que l’explique le philosophe américain Fredric Jameson, cette « antiquité de Marx » est le cadre où Kluge propose à la gauche mondiale de « se réinventer un passé plein d’énergie ».
Plus analytique que narrative, plus humoristique et parodique que (mélo) dramatique, l’œuvre de Kluge refuse tout compromis avec l’industrie cinématographique dont les produits jetés à la tête du spectateur sont aussitôt transformés en déchet à remplacer la semaine suivante par un produit plus « efficace ». Également homme d’écrit par ses nouvelles (citons Chroniques des sentiments et les récentes Histoires de cinéma) et ses essais (Espace public et Expérience), couronné des prestigieux prix allemands qui ont distingué en lui un des plus importants intellectuels contemporains, Kluge retravaille l’Histoire à partir du cinéma, principal moyen d’enregistrement du XXe siècle où les désirs individuels furent transformés en mécanique par la technique productive, par les totalitarismes et par le marketing dominateur. À partir du « chantier permanent » de ses œuvres, régulièrement enrichi, il veut accomplir le travail de deuil de l’Allemagne, de ses victimes juives et, d’autre part, de ses victimes allemandes privées de leur histoire par « la longue amnésie de la RFA » face au nazisme, et rendre ainsi deux mille ans d’histoire à ses concitoyens. Pour lui, cette tâche est rendue d’autant plus indispensable par la réunification et le révisionnisme victimaire du début des années deux-mille, qui voulait liquider le passé sous une avalanche de témoignages et de « docudrames » mélodramatiques.
Lorsque le cinéaste Kluge s’est éloigné des salles de cinéma, ce fut afin de poursuivre cette libre utilisation de formes esthétiques et réflexives que le système de diffusion du film des années quatre-vingts lui refusait. Plutôt que de se réfugier dans le dernier noyau des cinémas d’art et essai et de ne bénéficier, comme tant d’autres cinéastes essentiels, que d’une aura critique à défaut de nombreux spectateurs, il a préféré prendre pied dans le monde télévisuel pour y installer durablement son laboratoire d’idées filmiques, unique au monde. Nombre des grands cinéastes des années soixante qui œuvraient dans un autre champ que la fiction narrative – ne pensons qu’à Chris Marker – ont dû accepter ainsi de poursuivre la création de films-essais dans le monde de l’audiovisuel et des musées. L’édition DVD, et demain certainement la diffusion en ligne, donne aujourd’hui une nouvelle énergie à la conception klugienne du montage des images et des sons.
Pasolini, découvrant les prémices de l’œuvre de Kluge, disait qu’elle était « obstinément construite ». Il faut saluer Kluge, le radical obstiné.
Pierre Gras