Annett Wolf
Du 13 au 31 janvier 2016
Une cinéaste à la télévision
« On ne saisit pas la chance. On la provoque. » Cette phrase d'Annett Wolf figure dans le dictionnaire danois des citations. Elle résume la dynamique d'une biographie qui se lit comme un roman initiatique. Fille unique d'un résistant, passeur d'enfants juifs, elle vit ses premiers émois en Espagne et en Angleterre avec des toreros et des pilotes de Formule 1, héros hawksiens de danses de mort rituelles. En 1962, plutôt que de reprendre l'entreprise familiale d'import de vin, l'intrépide jeune fille rejoint la télévision, où tout reste à inventer. Des satires de l'actualité aux émissions de variétés, elle s'essaie à tous les formats, devient productrice, réalise une série d'entretiens et de captations de concerts de jazz (Powell, Gordon, Brubeck, Eartha Kit…), et Sahib Shihab, installé à Copenhague, compose la musique de sa Fille aux ballerines (1965). L'hommage aux Chaussons Rouges dérive vers une noire vision du mariage moderne : ennui noyé dans les vapeurs d'alcool, orgie qui dérape aux frontières du viol. Ces images restent sidérantes parce que Wolf convoque d'emblée le cinéma à la télévision.
Dans La Grande famille, elle enchâsse le portrait de la troupe du cirque Schumann dans le temps réel de la représentation, alternant scène et coulisses, éclairant l'art du slowburn de Charlie Rivel en remontant le fil des souvenirs, comme elle éclaire l'art de Chaplin en filmant les quartiers décatis de sa jeunesse à Londres : des enfants s'éloignent main dans la main ; un travelling angoissant quadrille les couloirs d'un asile psychiatrique abandonné. En deux images, Wolf trace une ligne qui relie le muet à l'écriture d'Alain Resnais et Jean-Daniel Pollet, et constitue la trame d'Un marin solitaire (1971). Dans l'effervescence du Copenhague hippie, un vieil homme se heurte à l'indifférence. Des souvenirs, images-signes mystérieusement distribuées, le hantent ; le jazz de Palle Mikkelborg dialogue avec Satie, et tout converge vers cette image de deux séniors qui s'offrent une fleur devant le corps lascif d'une icône de sex shop. Intensité, contrastes, dissonances, images volées dans la rue, ces échos du silence résonnent aussi dans ses portraits (le ballet des clients et des prostituées sur le port d'Amsterdam, miroir du texte de Jacques Brel) et ses essais sur Schade, Boris Vian et Malinovski. Poèmes lus face caméra, archives, images de lieux en déshérence, sinistres saynètes où les mannequins se mélangent aux humains dans le ballet mécanique des escalators, tandis que Cage, Varese, Zappa et Santana se télescopent sur la bande-son.
Instantanés du XXe siècle
Wolf est autant fascinée par les œuvres que par le geste artisanal qui les crée. Elle écume les plateaux de tournage, met en scène des pièces de théâtre, réalise un court métrage burlesque (L'homme qui avait perdu sa chaussure), interroge la fonction narrative de l'image (la vie de Marcel Marceau restituée sous forme de mimodrames) et l'articulation de la parole et du paysage (Brel). Elle atteint un agencement purement musical de la matière en vampirisant les décors paradisiaques et la partition anxiogène d'un tournage calamiteux (Jaws 2), et quelques images mythiques d'un Los Angeles nocturne lui suffisent à colorer son portrait jubilatoire de Telly Savalas d'un humour et d'une charge érotique que lui envieraient bien des blockbusters. Pensés, mais non théoriques, ses films s'inscrivent naturellement dans une histoire du cinéma dont Le Dictateur serait le pivot. Quand les tragédies de l'histoire atteignent le ridicule, l'étape suivante ne peut être que la comédie, lui dit en substance le génial satiriste Dave Allen. Cette frontière poreuse est abondamment évoquée par Jack Lemmon, Hitchcock, Peter Sellers, et bien sûr par Jerry Lewis. À Stockholm, sur le tournage de The Day the Clown Cried, elle gagne progressivement sa confiance, l'échelle des plans se resserre jusqu'à figer un moment bouleversant. Le cinéaste, exsangue, totalement vulnérable, lui accorde un entretien au milieu de la nuit. À nu, comme Ingmar Bergman qui confie un amour incestueux pour sa mère dans un portrait resté inédit, ou Brel qui livre l'essence de son inspiration sous le feu nourri de questions sur l'enfance et le paradis perdu. L'art de l'entretien est une traque faite d'attente et d'écoute. Cette leçon de ses prédécesseurs de la BBC éclate dans un long plan-séquence où Jack Lemmon, hilare, se remémore deux gaffes d'enfance qui ont forgé son sens de l'humour et déterminé sa vocation de comédien.
Les films de Wolf célèbrent autant l'art qu'ils interrogent le marché. Deux triptyques en témoignent. D'un côté, Le Temps de vivre (1974) déploie, de Fréhel à Gainsbourg, un magnifique panorama de 50 ans de chanson française, ode à une forme d'expression qu'elle saisit à son chant du cygne ; de l'autre, Hurray for Hollywood (1976) radiographie une industrie à un instant t, en interrogeant l'inflation de ses coûts, sa fascination de la violence, ses marges d'indépendance et ses représentations minoritaires au travers de quelques films emblématiques (Marathon Man, Rollerball, Une femme sous influence, Carwash, Les Dents de la mer).
En 1977, Wolf s'établit comme productrice indépendante aux États-Unis. Elle capte les dernières images d'Elvis Presley pour ABC et, pendant dix ans, façonne le making-of comme genre à part entière et outil de promotion pour les studios, filmant au passage les débuts de Stallone et d'Eddie Murphy. Une partie de cette abondante production n'a vraisemblablement pas survécu à l'incendie d'un entrepôt d'Universal.
En 1988, elle monte Crossfire, une pièce de théâtre où 23 membres des Bloods tentent d'établir une trêve avec les Crips en contant le quotidien des gangs. Les soutiens politiques qui avaient initié le projet s'étiolent, et les studios, craignant les balles perdues, portent un coup d'arrêt brutal à sa carrière. Les espoirs de ces jeunes parias se brisent en morts violentes ou peines de prison à perpétuité. Wolf quitte les États-Unis et retravaille à la télévision danoise avant de s'établir sur la côte est du Canada. Elle y prépare un long métrage où elle affrontera sa mortalité sur les rives de l'Arctique. Des rois shakespeariens qui perdent leur couronne, des corps qui dansent et qui tombent… Quelques images programmatiques qui traversent sa vie et son cinéma, et offrent un contrechamp inédit sur ce que l'art occidental de l'après-guerre a produit de meilleur. Des instantanés du XXe siècle.
Damien Bertrand