Billy Wilder
Du 3 janvier au 8 février 2019
Le spectacle de la société
Au firmament des grands cinéastes, Billy Wilder occupe une place paradoxale et toujours âprement discutée. Célébré à juste titre comme l'auteur d'une succession de chefs-d'œuvre intemporels, tels que les inoubliables Boulevard du crépuscule (1950), Certains l'aiment chaud (1959) ou La Garçonnière (1960), il est néanmoins et depuis longtemps la cible d'un snobisme tenace, ne voyant dans sa virtuosité d'écriture et son ironie explosive (et sans doute aussi dans sa popularité jamais démentie) que l'expression d'une profonde vulgarité – le mot est lâché. Vulgaire serait donc la façon dont Wilder, disciple du prince de la comédie Ernst Lubitsch, perpétua son héritage mais sans les bulles de champagne, en pratiquant un humour qui serrait de beaucoup plus près l'objet de ses litotes et allusions, accompagnant en cela le relâchement progressif du code Hays entre les années 1950 et 1970.
Vulgaire, vous avez dit vulgaire ?
Vulgaire serait aussi, à ce titre, son intérêt pour le sexe, fond à peine déguisé de la plupart de ses récits, motivation ultime ou obsession de bon nombre de ses personnages, lui qui finira par filmer Jack Lemmon les fesses à l'air et Juliet Mills seins nus dans le sublime Avanti ! (1972). Comment n'a-t-on pas vu que la vulgarité était le propos même du cinéaste, moins préoccupé d'arbitrer les élégances que de soulever les jupons d'une société américaine puritaine et hypocrite, afin d'exposer, sous le mythe ronflant de la réussite individuelle, cette universelle trivialité des êtres humains et de leurs turpitudes ?
Samuel Wilder, dit Billy, est né le 22 juin 1906 à Sucha Beskidzka, petite ville de l'ancienne Galicie austro-hongroise. Il quitte rapidement son cursus de droit à l'université de Vienne, pour bifurquer vers le journalisme, passant d'une colonne à l'autre (des faits divers aux critiques de films). En 1926, il poursuit sa carrière de feuilliste à Berlin, grattant articles et feuilletons, et diversifie ses activités en faisant le gigolo dans les salons mondains (la prostitution sera un sujet récurrent de ses films) ou en amendant secrètement les scénarios des autres pour UFA, la grande société de production. En 1929, il participe à l'écriture des Hommes le dimanche, film miraculeux et collectif qui réunit autour de lui plusieurs débutants comme Fred Zinnemann, Robert Siodmak et Edgar G. Ulmer. L'originalité du film, très remarquée, lance Wilder comme scénariste professionnel. Mais l'arrivée au pouvoir des nazis entraîne son exil en deux temps : d'abord en France pour une brève escale, où il tourne son premier long métrage, Mauvaise graine (1934), puis à Hollywood où il reprend bientôt ses activités de scénariste.
Engagé à la Paramount, il forme alors avec Charles Brackett un duo prolifique, qui enchaîne les scénarios brillants et irrésistibles – La Huitième femme de Barbe-Bleue (1938) et Ninotchka (1939) de Lubitsch, La Baronne de minuit (1939) de Mitchell Leisen, Boule de feu (1941) de Howard Hawks, autant de classiques instantanés – et invente un véritable style comique (cascade de bons mots, formules à tiroir, précision rythmique, orfèvrerie dramatique). En 1942, Wilder obtient de haute lutte avec le studio (mais aussi les syndicats professionnels) son passage à la mise en scène, en récupérant la réalisation d'Uniformes et jupon court. Dans cette première période, le cinéaste transite par les genres les plus divers du catalogue hollywoodien : du film noir (Assurance sur la mort, Boulevard du crépuscule) au drame préventif (Le Poison, en 1945, sur les ravages de l'alcoolisme), de l'opérette viennoise (La Valse de l'empereur, 1947) à la satire militaire (La Scandaleuse de Berlin, 1948), en passant même par le documentaire (Death Mills, en 1945, sur l'ouverture des camps de concentration). Bien que très différents, ces films ont en commun de refléter la conscience brisée de l'après-guerre, se rejoignant par leur scepticisme et leur verve démystificatrice dans un même souci de pourfendre les apparences trompeuses d'un monde de plus en plus indéchiffrable.
Radiographie d'une société malade
Le Gouffre aux chimères (1951), œuvre magistrale et glaçante sur l'information-spectacle et le voyeurisme des foules, soldée par un échec public cuisant, marque un tournant dans la carrière de Wilder, qui rompt avec Brackett et s'engage plus avant sur le chemin de l'indépendance. À partir d'Ariane (1957), il entame un compagnonnage pérenne avec un autre scénariste, I. A. L. Diamond, qui lui ouvre le chemin de la consécration (Certains l'aiment chaud, La Garçonnière), mais aussi d'une sophistication plus accrue. S'ouvre alors une seconde période marquée davantage par la comédie, élevée au rang de genre majeur, avec des films plus ouvertement ambitieux, aux structures amples et complexes, dépassant bien souvent les deux heures. Les grands sujets « sérieux » s'installent dans l'œuvre de Wilder – l'affairisme (La Garçonnière), le racisme (La Grande combine, 1966), les idéologies totalitaires (Un, deux, trois, 1961), le foyer américain et ses frustrations (Embrasse-moi, idiot, 1964) – qui, courant après ses galons d'auteur accompli, se donne à chaque fois un nouveau défi de mise en scène (le découpage en seize chapitres programmatiques de La Grande combine ou l'abattage comique millimétré d'Un, deux, trois). Wilder étend son cinéma aux dimensions de la société américaine, comme pour la croquer toute entière, nourrissant une vision radicalement critique de celle-ci et dissipant par les armes d'une satire de plus en plus grinçante les mensonges et mirages sur lesquelles elle repose (la communication, la manipulation des images, la course aux intérêts, le mythe de la réussite individualiste).
Cette montée en puissance culmine et plafonne au seuil des années 1970 avec l'impressionnant revers de La Vie privée de Sherlock Holmes (1970), variation décapante et mélancolique sur les personnages de Conan Doyle qui fut drastiquement rabotée par United Artists et dont il ne reste aujourd'hui que des vestiges magnifiques. Après quoi le cinéma de Wilder entrera en phase crépusculaire, égrenant encore une poignée de pépites décomplexées, hantées par le passé et comme égarées au milieu des années 1970 (Avanti ! en 1972, Fedora en 1978, produit avec des capitaux européens). Le cinéaste s'éteint le 27 mars 2002 à Beverly Hills, près de vingt ans après avoir tourné son dernier film, Buddy Buddy (1981), dernier tour de piste du duo Jack Lemmon-Walter Matthau qu'il avait lui-même contribué à façonner dans La Grande Combine.
Vivre sa vie
L'œuvre de Wilder, protéiforme et complexe, se caractérise avant tout par la maestria de son écriture, terme qui ne doit pas désigner le seul scénario mais l'énergie aussi bien conceptuelle que formelle qui entraîne le récit. Preste, incisive, vigoureuse, souple, retorse et syncopée, s'enroulant autour de motifs circulaires ou récurrents (le bracelet de cheville scintillant de Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort, les bouteilles refluant de l'appartement de l'écrivain dans Le Poison), l'écriture wilderienne se conçoit comme une mobilisation complète des ressources du classicisme hollywoodien, mais aussi comme une accélération de celui-ci, véhicule dont Wilder « pousse les rapports » avec beaucoup d'audace. L'emportement de ses films, d'une fluidité qui ira jusqu'à frôler la mécanique rutilante (Un, deux, trois), ne va pas sans un respect filial pour les canons du genre comique, remontant en droite lignée aux modèles antiques d'Aristophane, Plaute ou Terence, avec leurs personnages de « servus » malins, maîtres des intrigues et des apparences (Walter Matthau dans La Grande combine), leurs déguisements et inversions (le travestissement dans Certains l'aiment chaud), leurs grands motifs de l'appariement amoureux (La Garçonnière) ou du désordre réordonné (Un, deux, trois). Toutefois, l'ironie intempestive, trempée parfois de cynisme, et la conscience adulte dont Wilder investit la transparence classique, ont pour effet de décoller l'apparence des choses : il y a toujours, dans ce cinéma essentiellement dualiste, deux mondes gigognes, deux versions de la réalité qui s'affrontent.
Au début de Sabrina (1954), une jeune fille de domestique regarde, cachée dans un arbre, le monde des riches propriétaires qui s'amuse au loin, au-devant d'elle. Dans La Scandaleuse de Berlin, la réalité des GIs stationnés à Berlin s'avère bien différente de l'image de dévouement que le commandement renvoie à Washington. Dans Avanti !, un chef d'entreprise en déplacement découvre une autre réalité que celle des affaires : la suave et gracieuse désinvolture de l'Italie. Derrière le monde de l'image, du calcul ou des intérêts, du capitalisme triomphant et de son cortège de chiffres croissants, se cache quelque chose d'autre, comme la vraie vie, bêtement matérielle, c'est-à-dire le tronc commun des vicissitudes comme des plaisirs humains. En saisissant cela, Billy Wilder touche à l'essence même du cinéma : montrer que la réalité sensible n'est jamais le terme dernier de l'expérience humaine, mais un voile illusoire déguisant ses données premières et son sens véritable. Ainsi son œuvre ne nous enjoint-elle pas à autre chose que de commencer enfin à vivre.
Mathieu Macheret