Bruno Nuytten
Du 20 mars au 3 avril 2019
Bruno, la nuit
C'est l'histoire d'un homme fasciné par la nuit et qui explore le ballet des lumières et des ombres à travers sa vie de cinéma. La nuit fait d'ailleurs partie de son nom, phonétiquement du moins, Nuytten, de son prénom Bruno.
Fin des années 60, ce sont les années-formation à l'INSAS, l'école belge, et la rencontre importante avec Ghislain Cloquet, le directeur de la photo (Tess, Peau d'Âne, Mouchette, etc.) dont il devient assistant, notamment sur Nathalie Granger de Marguerite Duras (1972). Le film marque l'origine de la trajectoire de Bruno Nuytten, signant sa rencontre avec Gérard Depardieu et Marguerite Duras, fixant aussi sans doute son envie définitive d'être directeur de la photographie.
Très vite, Bruno Nuytten commence à faire l'image de quelques courts métrages de jeunes cinéastes débutants (Luc Béraud, Patrice Leconte, Pascal Kané), puis le deuxième long métrage expérimental d'Yvan Lagrange, Tristan et Iseult (1972). En 1974, le vent souffle dans les rues de la banlieue où déambulent Jean-Claude et Pierrot. La caméra est arrimée sur le capot de leur DS turquoise. Et Marie-Ange, dans son manteau rose, leur apparaît dans la nuit : Les Valseuses de Bertrand Blier (1974) est le film qui propulse véritablement Bruno Nuytten dans le monde du cinéma. Il le doit à Gérard Zingg, cinéaste avec lequel il tournera le très singulier La nuit, tous les chats sont gris (1977), et qui, à l'époque assistant, le présente à Blier. La filmographie de Nuytten est faite d'éclats permanents qui dialoguent en secret. Ces plans de Gérard Depardieu marchant seul sur une plage française de La Femme du Gange, « le film monochrome en couleurs » de Marguerite Duras par exemple, réalisé plusieurs mois auparavant, font mystérieusement écho à quelques scènes des Valseuses. Pourtant rien ne lie Blier et Duras, si ce n'est cette vibration infime qui relie et reliera plusieurs fois l'opérateur Nuytten à l'acteur Depardieu.
Duras et Téchiné, compagnonnages
Il existe plusieurs phases dans la vie de cinéma de Bruno Nuytten. Le travail avec Marguerite Duras en constitue une. Elle s'affirme avec India Song en 1975. Dans le crépuscule d'un parc, les scènes dans les salons d'une ambassade où évoluent des fantômes de chair éclairés par des lustres et quelques lampes de chevet se succèdent à l'écran. Ce qu'apportera la sensibilité de Nuytten au cinéma de Duras est au-delà des paroles. Elle orchestre la rencontre entre le mot durassien, le cadre et la lumière, lui donne une chair presque érotique, une envergure cinématographique unique entre plans fixes et travellings lancinants.
Entre 1975 et 1981, Bruno Nuytten poursuit aussi un compagnonnage singulier avec André Téchiné. Tout commence avec son deuxième long métrage, Souvenirs d'en France (1975) avec Jeanne Moreau et Marie-France Pisier. Mais c'est Barocco (1976) qui symbolise le mieux la quintessence de leur collaboration. Nuytten, à l'époque, pour la revue Cinématographe : « André aime la lumière et désirait que tout se constitue à partir de la nuit, de l'obscurité, nous entraînant ainsi à explorer un cauchemar quotidien. La lumière, la mise en formes nous en sauvait comme un réveil. » Le film marque aussi par ses nombreuses arabesques formelles, engageant les acteurs dans une mobilité presque continue. Malheureusement non restauré et pratiquement invisible aujourd'hui, Barocco marque aussi la constitution d'un couple cinématographique, Gérard Depardieu / Isabelle Adjani, que Bruno Nuytten recréera dans son premier long métrage comme réalisateur, Camille Claudel (1988). Le chef opérateur assurera ensuite le passage de témoin entre deux époques de l'œuvre du cinéaste, comme s'il passait de la nuit automnale (Les Sœurs Brontë) à un été lyrique et mélancolique (Hôtel des Amériques).
Nuits de cinéma
Parmi les expériences cinématographiques que Bruno Nuytten a traversées figurent toujours des nuits de cinéma. De la nuit fantasmée, déréalisée, à dominante bleue qui ferait faire à n'importe quel spectateur l'expérience du somnambulisme (Zoo zéro, Alain Fleischer, 1978), à la nuit naturaliste des stations-service encore en activité et des solitudes alcoolisées au rhum (Tchao pantin, Claude Berri, 1983) en passant par la nuit fabriquée en studio, éclairée aux néons (Garde à vue, Claude Miller, 1981). C'est dans la nuit noire aussi que Carol (Maruschka Detmers), cachée dans sa voiture aux côtés de « l'enfant », attend Alma (Jane Birkin), qu'elle retrouve au début de La Pirate (Jacques Doillon, 1984). Comme si tout partait de l'obscurité, en attendant que la lumière jaillisse. Carol attend qu'Alma lui ouvre et son corps entier se détache sur la porte d'entrée éclairée de l'intérieur. Dans Les Sœurs Brontë, Emily est filmée elle aussi dans le vent de la nuit, mais de face, devant une fenêtre allumée. Le feu la dévore peut-être de l'intérieur, au cœur de l'obscurité. De la nuit naît aussi le cauchemar : Possession (Andrzej Zulawski, 1981), par sa caméra en apesanteur, ses ruptures de style, la dominante bleue de son étalonnage, son mélange de réalisme et de fantastique, incarne le film hallucinatoire dévoré par le rêve, hanté par le visage d'Isabelle Adjani filmé avec le passé de Barocco et des Sœurs Brontë, et le futur de Camille Claudel. Au-delà des réalisateurs pour lesquels ils travaillent, les directeurs de la photographie, et Bruno Nuytten en est l'un des plus vifs représentants, créent des rêves secrets à travers les images qu'ils composent d'un film à l'autre, qui restent en mémoire parfois bien des années après, et composent une œuvre intime, parallèle, propre à chaque spectateur.
En 1986, après le diptyque de Claude Berri, Jean de Florette / Manon des sources, Bruno Nuytten décide d'arrêter d'éclairer les films des autres cinéastes. Ses premiers pas de réalisateur se font en deux temps, l'un pour Isabelle Adjani (Camille Claudel, 1988), l'autre pour lui-même (Albert souffre, 1992). Deux autres longs métrages suivront : Passionnément (2000), Jim, la nuit (2002), avant que Nuytten ne découvre qu'il n'a plus le désir de filmer, mais plus simplement celui de voir, à l'œil nu. Alors que Caroline Champetier lui consacre un film magnifique (Nuytten/Film, 2015), il produit en 2016 une installation vidéo au Fresnoy, avant une œuvre inédite présentée à la galerie Cinéma en 2018, Images retrouvées : « Une expérience, une œuvre inédite constituée de captures brutes, organiques où les jeux de lumières, de matières et de couleurs s'apparentent à un retour aux sensations primitives, à un état sauvage dans le rapport à l'image », pouvait-on lire alors dans le texte de présentation.
Bernard Payen