Changements de têtes
Du 2 juin au 31 juillet 2016
De Méliès à David Lynch
Georges Méliès est le premier homme de cinéma qui, à lui tout seul, fait le spectacle. Avec Un homme de têtes, à la fin du XIXe siècle, il invente le truc des têtes coupées et le dédoublement de personnages jouant les uns avec les autres. Ce comique de réplication, jubilatoire et agressif, repose sur l'interaction entre une figure de créateur magicien et des créatures indisciplinées conçues à son image. L'attraction du numéro inscrit une tension palpable entre la complicité bon enfant et la rivalité grinçante. Très vite, cette double tendance est prolongée par le génie burlesque de Buster Keaton qui rend hommage à L'Homme orchestre de Méliès dans Frigo Fregoli. Non seulement Keaton joue en dépit du bon sens de six instruments, mais il occupe aussi tous les postes dans la conception du music-hall offert à un public querelleur – pimbêche, sale gosse et vieux râleur également interprétés par Buster. Pareil modèle de dérèglement spectaculaire va gagner du terrain au fil du temps en se déplaçant du show théâtral à la vie d'un homme ordinaire qui décide d'être cloné. Multiplicity (Mes doubles, ma femme et moi), réalisé après Un jour sans fin par Harold Ramis, pose de drôles de questions : qui des différents rôles de Michael Keaton sera à la tête de cette coexistence sens dessus dessous et, incidemment, lequel de ses clones couchera avec sa femme, susceptible d'avoir à son insu plusieurs partenaires sexuels ? La dimension transgressive que revêt l'amusement des têtes multiples prend au début du XXIe siècle une tournure idéologique et politique avec Matrix Reloaded. La sophistication des trucages permet à l'agent Smith, personnage de programme informatique débranché du système, de se reproduire indéfiniment pour contrôler le monde entier. Si ce n'est qu'un élu parmi nous s'oppose à la mégalomanie totalitaire de la conformité. À la fin, il n'en restera plus qu'un.
Un acteur, des personnages
Cette tradition cinématographique met en avant une figure singulière : l'acteur caméléon, atteint de frégolisme (d'après, Frégoli, le célèbre artiste italien transformiste du début du XXe siècle) et attiré par la vie hors-norme de ses personnages. De Lon Chaney, dit "l'homme aux mille visages", se contorsionnant douloureusement dans L'Oiseau noir de Tod Browning, jusqu'à Denis Lavant prenant à bras le corps les dix rôles de M. Oscar, ultime acteur déguisé dans le dernier film de Leos Carax (Holy Motors), le cabotinage devient poétique... Délirant aussi via les distractions à répétition de Peter Sellers dans la France occupée d'En voiture, Simone et les faces farceuses de Jerry Lewis à la gloire des idiots. Son désopilant Docteur Jerry et Mister Love expose une version caricaturale et haute en couleurs du fascinant morphing avant l'heure mis en scène dans le Docteur Jekyll et Mister Hyde de Rouben Mamoulian. Dès lors, le conflit entre les deux facettes antagonistes d'un personnage tenté par le Mal, ou par le mâle en lui, impose un choc entre l'expressivité du jeu comique et les effets spéciaux de l'image. Grâce à leurs mimiques et gesticulations encore plus insensées que les transformations numériques, Eddie Murphy et Jim Carrey anoblissent la grossièreté salutaire de deux films, Le Professeur foldingue et Fous d'Irène, qui transposent la nouvelle fantastique de Stevenson au cœur de l'Amérique raciste et bien pensante. Pour les doubles rôles de jumeaux, de sosies, ou de Doppelgänger, le comédien face à lui-même s'évertue tout autant à railler l'hypocrisie des convenances sociales et des bonnes mœurs. Les mots d'esprit écrits par Henri Jeanson fusent de Louis à Jouvet dans Copie conforme, les répliques ironiques – forgées par Sacha Guitry – circulent de Michel à Simon au cours de La Vie d'un honnête homme. À travers le glaçant Faux-semblants de David Cronenberg et le sulfureux Masque du démon de Mario Bava, le double jeu va jusqu'à incarner les fantasmes archaïques de possession et de vampirisme, inquiétants au point de nous pourrir l'existence. Le duo entre soi et soi se transforme en duel.
Un personnage, des acteurs
Toute une lignée de personnages voleurs d'identités – Fantômas déguisés, espions masqués, cyborg et mutant polymorphes&bsp;– sont, ô surprise, interprétés par plusieurs comédiens. Le remplacement se rend spectaculaire par un geste qui désigne l'origine de la persona, le masque porté par l'acteur dans le théâtre antique. Il s'agit ici d'un masque-peau dont la plasticité visuelle crée une captivante interface cinématographique entre les visages. Le tour de passe-passe entre Tom Cruise et Jon Voight dans Mission: Impossible de Brian De Palma procède par démasquage. Volte-face (Face/Off) de John Woo opère par greffe chirurgicale pour l'échange de rôles entre John Travolta et Nicolas Cage. Le masque fictif qui flotte dans l'eau rappelle la peau suspendue en l'air des Yeux sans visage de Georges Franju. Édith Scob quitte la face de porcelaine qu'elle retrouvera cinquante ans après dans Holy Motors et fait comme si, vertige et vide de l'interprétation obligent, elle n'avait pas son vrai visage. Avant d'en dévoiler les motifs psychologiques, Ne te retourne pas de Marina de Van figure des moments de pure transformation panique pour Sophie Marceau en Monica Bellucci et confronte l'image de ces stars à une dimension monstrueuse, mythique, anti-naturaliste. Parfois le mystère du changement d'acteur reste intact, laissant libre le spectateur d'en imaginer la motivation, comme pour le dérangeant Palindromes de Todd Solondz, qui confie à des physiques dissemblables le soin d'incarner une jeune adolescente en quête d'aventures interdites. Mais c'est Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel qui aura fait de l'alternance rythmique entre Carole Bouquet et Ángela Molina en Conchita l'effet spécieux, sans effet spécial, le plus troublant de l'histoire du cinéma.
Diane Arnaud