Ciné-Égyptomania
Du 13 juin au 5 août 2012
Ciné-Égyptomania
La nostalgie des Égyptiens à l’égard de leur cinéma en noir blanc est un véritable phénomène de société. Les plus anciens se remémorent le bon vieux temps de leur jeunesse, dans une Égypte cosmopolite, tolérante et moderne. Les plus jeunes découvrent, à travers les films des années quarante, cinquante, soixante voire soixante-dix, une autre société où les femmes revendiquaient l’égalité avec les hommes. Ils découvrent aussi l’histoire mouvementée de leur pays, que le cinéma a racontée dans près de 3000 longs métrages, de la comédie musicale et sociale au film réaliste, en passant par le film politique et historique, mais aussi à travers les films d’auteurs. Pendant plus d’un demi-siècle, le cinéma égyptien a imposé sa prééminence dans tout le monde arabe, par la régularité de sa production, le prestige de ses stars et de ses réalisateurs. Jusqu’aux indépendances dans les années soixante, le cinéma égyptien a régné sans partage. La défaite de 1967 face à Israël a sonné le glas du rêve nationaliste arabe incarné par Nasser. Elle a aussi mis fin à une certaine insouciance et joie de vivre. Depuis, le cinéma égyptien ne fait plus rêver, il fait réfléchir. Les cinéastes égyptiens ont participé, à travers leurs films, à cette remise en question douloureuse à laquelle s’est livré l’Homme Arabe, au lendemain de la défaite. Les stars mythiques du cinéma égyptien ont perdu leur aura, les comédies musicales qui ont fait le bonheur de millions de spectateurs ont totalement disparu. Les comiques désinvoltes des années cinquante et soixante, comme Ismail Yassin, ont cédé leur place à des agitateurs politisés, comme Adel Imam à partir des années quatre-vingts. La rétrospective Ciné-Égyptomania offre une plongée au cœur de l’Égypte du XXe et du début du XXIe siècle, à travers une cinquantaine de films représentatifs de différentes époques, genres et styles. Des films marquants de l’histoire de ce cinéma ne seront malheureusement pas présentés dans cette rétrospective car, en l’absence de véritables archives et cinémathèques en Égypte, de nombreux films anciens ont totalement disparu. Afin de pouvoir apprécier à leur juste valeur les films de cette rétrospective, il est important de donner quelques points de repère concernant l’histoire du cinéma égyptien des années trente à nos jours.
Un cinéma chanté et dansé
Dès le début des années trente, l’essor de la technologie moderne opère une métamorphose au cœur du monde artistique. Le cinéma naissant en Égypte va en tirer profit. Le premier film parlant et chantant du cinéma égyptien s’intitule La Chanson du cœur ; il est réalisé par Mario Volpi en 1932 avec, dans le rôle-titre, la chanteuse Nadra. C’est un échec total, car il n’a pas réussi à intégrer la différence entre le théâtre musical et le cinéma. Le studio Misr voit le jour en 1935, ainsi que l’école du Studio Misr. De cette école sortiront Ahmed Badrakhan, Niazi Mostafa, Kamal Selim et d’autres. Salama va bien de Niazi Mostafa, réalisé en 1937, est le seul film des années trente qui figure ici. Influencé par les comédies de mœurs américaines, ce film reste l’un des classiques du cinéma égyptien. Les années quarante apportent un changement d’humeur radical dans le pays. Le contexte de la Seconde Guerre mondiale favorise le développement d’une industrie du plaisir. Les comédies musicales atteignent alors leur apogée, avec Leila Mourad et le duo Farid El Atrache et Samia Gamal. Elles s’inspirent de Hollywood et se fabriquent à la chaîne. Les films comiques d’Ismail Yassin et les mélos de Hassan Al Imam renforcent l’image stéréotypée d’un cinéma frivole. Mais dès 1947, un Code de la censure est institué, calqué sur le modèle du Code Hays aux États- Unis. Les interdits sont multiples et le cinéma en est également la victime. En 1952, le coup d’État militaire de Nasser tente de balayer les signes les plus évidents de la décadence. Avec l’abolition des anciennes valeurs sociales, comme des privilèges, de nouveaux archétypes émergent.
La naissance d’un regard réaliste
Le début des années cinquante favorise la tendance réaliste de quelques cinéastes de talent, parmi lesquels Salah Abou Seif, Henry Barakat et Youssef Chahine. Salah Abou Seif affine son analyse de la société : il prend le parti des plus défavorisés comme dans Le Costaud (1957), La Sangsue (1956) ou encore Mort parmi les vivants (1960). Henry Barakat signe quelques comédies musicales avant de trouver sa voie dans la réalisation de films sociaux avec Le Chant du courlis. L’engagement instinctif de Youssef Chahine se manifeste à travers plusieurs de ses films, comme Les Eaux noires (1956) ou Gare centrale (1958). Malgré l’importance de ces films dans l’histoire du cinéma égyptien, ils ne représentent qu’une faible minorité. Ainsi, malgré le poids des événements liés à la Révolution de 1952, le cinéma n’entamera sa reconversion qu’à l’orée des années soixante. Le cinéma est l’un des secteurs les plus marqués par le virage socialiste du régime de Nasser à partir de 1961. La mainmise de l’État sur l’outil-cinéma est quasi totale. Les années soixante vont indéniablement constituer un état de grâce pour la création artistique. Les cinéastes échappent alors aux contraintes du marché extérieur qui avait jusque-là fait régner sa loi. L’idéologie bouscule les scénarios et les entraîne dans un univers inexploré par le cinéma. Le monde paysan s’y octroie une place de choix : Le Facteur (1968), Un soupçon de peur (1969) de Hussein Kamal, La Seconde épouse de Salah Abou Seif, et enfin La Terre de Youssef Chahine confirment cet intérêt grandissant pour le monde rural. Mais ces films ne rencontrent qu’une faible audience. Le grand public est séduit par des films qui abordent un certain nombre de sujets sociaux sur le ton de la comédie, comme Ma femme est PDG de Fatin Abdel Wahab. La défaite de 1967 parachève l’état de marasme. Les idéaux s’effondrent en même temps que les structures. Lorsque El Karnak d’Ali Badrakhane sort en 1975, dénonçant avec virulence les excès du régime de Nasser, le processus de « dénassérisation » enclenché par Anouar El Sadate est en marche. Le Moineau de Youssef Chahine reste interdit pendant deux ans. La guerre de 1973 dénoue les tensions. Youssef Chahine ne fera plus de concessions. Avec Alexandrie pourquoi ?, il innove dans un registre absent jusque-là : le cinéma à la première personne. Le cinéma du désaveu a fait son temps, le protectionnisme de Nasser aussi. L’ouverture économique de Sadate lui succède.
Doutes et incertitudes
L’Organisme du Cinéma égyptien est démantelé. C’est à nouveau l’impitoyable loi du marché qui domine. Une nouvelle génération de cinéastes, formés à l’Institut Supérieur du Cinéma, créé en 1959, va devoir assurer le renouveau du cinéma égyptien. Ali Badrakhan, Samir Seif et quelques autres vont prendre la relève. De nouvelles valeurs se font jour, celles d’un capitalisme sans freins, où l’arrivisme tient lieu d’idéal. Le cinéma rendra compte de cet état des choses. L’assassinat spectaculaire de Sadate, le 6 octobre 1981, par un groupe d’intégristes musulmans, symbolise la violence qui règne dans la première moitié des années quatre-vingts. Mais le malaise prend aussi l’échappatoire de la dérision, une forme d’expression chère aux Égyptiens, dont le comédien Adel Imam incarne une figure emblématique. Le Chauffeur de bus, L’Amour aux pieds des pyramides, L’Innocent, Une nuit chaude de Atef El Tayeb, L’Épouse d’un homme important, Les Rêves de Hind et Camélia de Mohamed Khan, Kit Kat de Daoud Abdel Sayed et Mercedes de Yousry Nasrallah, participent, chacun à sa manière, à ce nouveau souffle du cinéma égyptien. Une reprise de l’industrie cinématographique égyptienne a lieu dans le courant des années quatre-vingt dix, accompagnée de l’émergence de nouveaux réalisateurs, tels que Magdi Ahmed Ali avec La Vie, mon amour ou Oussama Fawzi avec Les Démons de l’asphalte et J’aime le ciné, traduisant généralement le mal-être d’une société qui ne parvient pas à renouer avec ses certitudes d’antan.
En 2004, sort un film totalement atypique, qui connaît un grand succès : Sahar El Layali (Les Nuits blanches), premier long métrage de Hanyi Khalifa, qui aborde, un peu à la Rohmer, les relations amoureuses et sexuelles, à travers quatre jeunes couples de la bourgeoisie égyptienne. Même si ces thèmes ont été abordés dans le cinéma égyptien des années cinquante et soixante, on constate que le cinéma égyptien des années quatre-vingts et quatre-vingt dix était devenu timide, voire frileux, sur un certain nombre de questions, dont la sexualité. Le concept de « cinéma propre » a fait son apparition, pour faire face à ce qui peut être assimilé à un cinéma plus « libéré ». Le succès inattendu d’Awkat Faragh (Temps libre) de Mohamed Mostafa, film à petit budget joué par des adolescents non professionnels, a incité un certain nombre de producteurs à se lancer dans de nombreux premiers films à petit budget. C’est ainsi que plusieurs premiers films réalisés par une nouvelle génération de réalisateurs et joués par des acteurs issus de la même génération ont vu le jour au cours de ces dernières années. L’Immeuble Yacoubian de Marwan Hamed a fait le tour du monde des festivals les plus prestigieux. Il faut également signaler l’émergence de nouvelles réalisatrices talentueuses comme Hala Khalil avec Ahla Al Awkat (Les Plus beaux moments) et Kamla Abou Zikri avec Wahed Sefr (Un/Zéro) en 2009. En 2011, on a également assisté au développement d’un cinéma indépendant, avec des films comme Microphone d’Ahmed Abdallah grâce à l’utilisation du numérique. Le nouveau cinéma égyptien n’hésite pas à s’attaquer aux tabous et interdits qui freinent toute liberté d’expression. De la sexualité hors mariage, à la question de l’homosexualité, du voile islamique à l’avortement en passant par le droit à l’amour entre chrétiens et musulmans, tous les thèmes ou presque sont aujourd’hui abordés. C’est là que réside le véritable espoir d’un changement possible dans une société qui se radicalise de plus en plus mais qui n’a pas peur de ses travers.
Magda Wassef