Conversation avec Alain Cavalier
Du 26 avril au 9 mai 2012
Filmer, murmurer, faire silence
« En fait, quand on est cinéaste, il faut vivre vieux. Je me sens condamné à vivre vieux si je veux faire quelque chose d’intéressant, si je veux, un tout petit peu, réussir à atteindre ce que je cherche. Il me faut dix, quinze ans encore ». Alain Cavalier
C’est à une rétrospective complète, incluant les nombreux et réguliers petits « bonus » qu’il tourne au jour le jour, tels des petites surprises réalisées au gré de son inspiration ou de ses rencontres, donc une rétrospective complète de l’œuvre de Alain Cavalier qu’est convié le public de la Cinémathèque. Plutôt que « rétrospective », le cinéaste a souhaité présenter cette programmation sous la forme d’une conversation. Au sens littéral du terme : Alain Cavalier n’a accepté cet hommage qu’à la condition d’être présent chaque jour pour converser avec le public. Être là, à côté de ses films, pour veiller sur eux. À moins que ce ne soit l’inverse : eux qui veillent sur lui. Pari incroyablement excitant.
Le filmeur
Alain Cavalier sera donc là en chair et en os, prêt à toute discussion, intime ou collective. Au café ou dans la salle. Avis aux spectateurs. Cela ressemble bien à l’homme, discret, têtu, charmant, l’œil vif et aux aguets, qui ne se promène plus sans sa petite caméra numérique en poche. Pour qui chaque image ou chaque plan est affaire d’intimité. Trouver la bonne distance, poser son regard au plus juste sur les choses et le monde, faire place nette autour de lui. Se filmer ou filmer l’autre, dans une relation équitable, chacun à sa place. Le filmeur – c’est le titre d’un de ses films récents – Alain Cavalier n’a besoin de personne à ses côtés pour faire des films. Mais il a besoin que les autres entrent dans le cadre et dans ses plans. C’est parfois une poule, ou un oiseau, et tout devient miracle. Les autres, c’est souvent une seule personne, pas besoin de faire masse pour faire du cinéma. C’est au fond le chemin contraire du cinéma où il est d’ordinaire convenu qu’une ribambelle de techniciens et collaborateurs s’agitent derrière la caméra, s’affairant à préparer le plan ou la scène jusqu’à ce mot magique : Moteur ! Alain Cavalier a depuis longtemps banni ce rituel de sa vie de cinéaste. Il ne dit plus « moteur » et ne s’en porte pas plus mal, bien au contraire. Il a plutôt tendance à murmurer à l’oreille de sa petite caméra, couplant sa voix avec l’enregistrement direct et discret : le film tel un journal intime à deux voix, ou à deux voies (bande son/bande image).
Un goût précieux de la vie et la liberté
Il faudrait raconter comment cet homme, cet artiste hanté par le classicisme (revoir Le Combat dans l’île, 1961), a conquis sans crier gare et avec une incroyable humilité, une entière liberté en réduisant au strict minimum l’appareillage technique et économique du cinéma. Dans quel but ? Pour retrouver le goût et le bonheur d’écrire avec sa caméra un journal vibrant et passionnant, dans lequel il exprime tout à la fois une sorte de morale de cinéaste en même temps qu’un goût précieux de la vie. Pour être aussi vivant et énergique, il faut sans doute en être passé par le pire. Avoir connu le fond du trou. La mort est passée par là, disparition d’un être cher, une femme aimée autour de l’absence de qui Ce répondeur ne prend pas de messages fut réalisé en 1979. Alain Cavalier y apparaissait masqué, le visage entouré d’une bandelette blanche. Homme invisible. Figuration invisible. Disparition de l’image, mort de la fiction et magnifique manière de filmer l’absence et la mort. Radicalité de l’absence : devant et derrière la caméra. Depuis, Alain Cavalier n’a eu de cesse de remonter la pente, de refaire pas à pas le chemin vers la vie et vers le cinéma. Autre film du deuil, Irène, réalisé en 2009, fait écho à Ce répondeur ne prend pas de messages, mais sur le versant positif, guidé par une joie retrouvée de faire du cinéma.
Mais la véritable résurrection artistique date de 1986 : Thérèse. Je me souviens de la projection officielle, au festival de Cannes, un après-midi à 16 heures, et de l’éblouissement dans lequel nous étions, des applaudissements nourris, de l’ovation enthousiaste qui suivit cette projection. Thérèse ou la grâce, lisait-on ici et là… Prix du jury. Alain Cavalier apprécie d’être dans la situation d’un outsider. Être dans la course, mais sur les bords, en marge. Dans la grande salle cannoise, en compétition officielle, mais à 16 heures – ce qui n’oblige ni au smoking ni à la tenue de soirée. Position idéale réitérée en 1993 avec Libera me (qui porte bien son titre : film sur la torture et l’absolue besoin de liberté), ou plus récemment avec Pater.
Il y a quelque chose de paradoxal dans la trajectoire cinématographique de cet homme. Il fait ses débuts de cinéaste en 1961, en pleine Nouvelle Vague, mouvement avec lequel il n’entretient que de très lointaines relations. Ses amis et complices sont alors Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau, Philippe Collin. Quelques signes de piste tout de même. Georges Delerue compose la musique de son deuxième film (L’Insoumis, avec Alain Delon et Léa Massari, film mutilé, censuré, méconnaissable et qui traite frontalement de la guerre d’Algérie, de l’OAS et de la torture), le même Delerue qui accompagne le cinéma de Truffaut. Jules et Jim et Le Combat dans l’île, tous deux réalisés en 1961, ont quelques points de passage communs, par exemple Henri Serre qui joue Jules, mais est également l’un des acteurs principaux du premier film de Cavalier aux côtés de Romy Schneider et de Jean-Louis Trintignant. Et puis, le thème de l’amour à trois, commun aux deux films. Pour tourner ces deux films, Cavalier et Truffaut ont trouvé refuge au Moulin d’Andé pour y tourner plusieurs scènes. Enfin ce qui hante au même moment et de manière parallèle les deux cinéastes, c’est la littérature. Henri-Pierre Roché côté Truffaut, des « Hussards » côté Cavalier. Sinon la trajectoire de Cavalier suit sa courbe de manière autonome, avec une grande liberté. Il n’appartient à aucune école, aucun mouvement. Le polar à la française le hante pendant un temps, il réussit deux films passionnants, Mise à sac (1967) et Le Plein de super (1976). Je n’ai pas revu Martin et Léa depuis sa sortie en 1979, mais je me souviens d’un film bouleversant sur les relations que nouent des êtres blessés, à vif, en perdition. La Chamade, tourné pendant mai 68, d’après le roman de Françoise Sagan, est un éloge du libertinage, avec une Catherine Deneuve éclatante de beauté, radieuse, et Michel Piccoli en bourgeois épicurien. J’avais été plutôt mitigé devant Un étrange voyage (1980, avec Jean Rochefort et Camille de Casabianca, père et fille marchant le long de la voie d’un chemin de fer, à la découverte d’eux-mêmes), et suis curieux de revoir le film trente ans plus tard. Il se passe cinq années entre ce film et Thérèse, durant lesquelles Cavalier ne tourne pas, cherche, approfondit sa réflexion sur le cinéma.
Représenter l’absence
L’inspiration revient avec Thérèse, déclenchée par la lecture du Journal de Thérèse, édité par le Carmel de Lisieux. Et qui fait raccord avec la propre éducation du cinéaste, élevé dans un pensionnat religieux. Tourné en studio (sur un seul fond de décor, peint à la Manet) et en autarcie, avec la géniale Catherine Mouchet, Thérèse dégage une sorte de jouissance spirituelle avec ces jeunes femmes rieuses et lumineuses, toutes amoureuses de l’Absent (le Christ). Enfermées (leurs corps), mais l’esprit libre. Faire corps autour de l’absence, tel serait le point de ralliement du cinéma de Alain Cavalier. Et quitte à jouer l’absence, pourquoi ne pas proposer à un acteur comme Vincent Lindon, longtemps étudié et suivi dans le moindre de ses gestes, avant que la proposition ne lui soit faite, de jouer le rôle d’un premier ministre dans Pater. C’est bien parce qu’il y a une absence, un vide, qu’un aussi bon acteur que Vincent Lindon peut se permettre d’occuper physiquement l’espace. Avec Alain Cavalier comme partenaire ou alter ego : s’il y a un premier ministre, même virtuel, alors il faut aussi un président. Et s’habiller de telle sorte que ça y ressemble. Faire corps autour de l’absence, dans le but de faire revenir l’image. Voilà ce autour de quoi tourne le cinéma de Alain Cavalier. S’enfermer, faire vœu de pauvreté, pour redonner du sens et du goût à la moindre apparition. C’est à cette seule condition que la beauté a des chances d’advenir.
Serge Toubiana