Danielle Darrieux
Du 7 janvier au 2 mars 2009
Être ou ne pas être… star
Si l’on devait – mais pourquoi le devrait-on ? – résumer le cinéma français à deux noms, ce seraient Darrieux et Gabin. Si l’on devait ne retenir qu’un plan dans toute la cinématographie française, si riche en cadeaux de toutes sortes, ce serait celui où, dans un pré orné de fleurs artificielles, après le chant des pensionnaires de la Maison Tellier (« Combien je regrette…. »), Darrieux répond à Gabin, s’excusant d’avoir été « un peu chaud », ce « merci » qui exprime par la voix, le retour à la dignité ; par l’attitude, l’aveu d’un amour impossible. Au risque d’être partial, je dirai que ce moment de cinéma pur justifie à lui seul que les frères Lumière aient un jour découvert le mouvement des images.
1931 : Jean Grémillon sort La Petite Lise. Julien Duvivier prépare La Tête d’un homme. Raymond Bernard signe Les Croix de bois mais aussi Faubourg Montmartre. Maurice Tourneur, Au nom de la loi et Anatole Litvak, Cœur de lilas. Six grands films. Six très grands films. Plus tard, avec Danielle, Anatole Litvak fera Mayerling. Maurice Tourneur, Katia. Raymond Bernard, Adieu chérie. Plus tard encore, Julien Duvivier, Pot-Bouille et Marie-Octobre. Seul, Grémillon… Et quel dommage ! Mais, pour l’heure, les producteurs Vandal et Delac cherchent une très jeune fille (française, nous nageons alors dans les versions multiples) pour incarner à l’écran l’héroïne d’Irène Nemirowski dans Le Bal. L’anecdote est célèbre. Danielle rappelle volontiers comment, lors de ses premiers essais, elle donna la réplique, dans deux scènes dont une dramatique, à un beau jeune homme qu’elle appelait « Maman » ! L’ayant fait sans se poser de question, elle décréta sans doute que le cinéma n’était que le prolongement de ses jeux d’enfant. La petite Darrieux est engagée : dès son premier film, elle joue et chante comme sans y penser. Le miracle s’accomplit. À cette époque, Marlène et Garbo se livrent un duel sans merci. Le parlant se veut art nouveau et, pour cela, doit trouver sa manière. L’hiératisme et la sophistication, hérités du muet, tentent de nous faire glisser sans heurt de la dramaturgie mimée aux mystères des paroles prolongeant ou infirmant les regards… Et voici que débarque, tranquillement, innocemment même, cette presque petite fille qui va bousculer les artifices, les codes ; rester elle-même au-delà des personnages qu’on lui demande d’interpréter, sans les trahir cependant, sans les détourner, sans jamais « paraître »…
Dès Le Bal en effet, avec cette musicalité où transparaissait déjà une ironie légère, Danielle sait rendre ses répliques évidentes en les jouant frontalement, mais aussi de l’intérieur. Ici, l’art dramatique n’a plus sa place. Il est, d’entrée de jeu, semé, évacué, remercié, dans le même temps qu’est assimilée, loin des fautes de goût, une technique corporelle originale, la seule qui informe sans déformer. Elle fête ses quatorze ans le 1er mai 1931 sur le plateau du film, en compagnie de Paulette Dubost, avec déjà un contrat en poche de six ou sept films. Comme elle possède une voix charmante et juste, on lui écrit deux chansons « C’est le dimanche » et « La Poupée de porcelaine ». Le public et les professionnels découvrent alors une comédienne-chanteuse qui délaisse le glamour hollywoodien pour un naturel agrémenté de séduction. Très vite, elle « passe » la si jolie, si tendre Annabella, au coude à coude avec Viviane Romance et Edwige Feuillère. Elle s’installe dans un créneau où elle n’a bientôt plus de rivale : la jeune première espiègle et romantique. Il ne lui faudra que cinq ans, cinq années où elle joue n’importe quoi, jamais n’importe comment, chantant, riant, pleurant, hurlant, de sa manière à elle, désormais inimitable, pour conquérir le reste du monde et se placer au zénith des stars internationales. Et, de fait, c’est en inventant l’anti-star que Darrieux devient une star, à son corps défendant. Mais quel corps et quel visage, tellement expressifs, auxquels s’ajoute une voix délicate et juste qui sait aussi bien émouvoir que distraire !
Cinq ans. Une série de films exploite la toute jeune fille qu’elle est dans des comédies, souvent musicales, à la française, où Danielle continue de s’amuser, trouvant presque injuste de gagner autant d’argent en se laissant simplement porter par le goût du jeu : être quelqu’un d’autre. Cinq ans pendant lesquels le public s’est habitué à cette gamine apparemment écervelée, jolie et bien faite, précise, avec des pointes d’émotion qu’elle communique aux spectateurs sans le moindre pathos ; à ces chansons populaires aussi, délicatement mises en musique par de talentueux compositeurs.
1936 : Mayerling. On ne peut plus parler de la petite Darrieux. Elle a dix-neuf ans à peine, un ovale d’une exceptionnelle pureté et une gestuelle harmonieuse. Son regard à Rodolphe (Charles Boyer) pendant la scène de l’opéra est déjà le regard d’une femme dont la maturité perce sous la vénusté, cependant que le rêve se nimbe encore d’innocence. Elle avouera plus tard que, si elle était si bien dans le film, c’est parce que Litvak la terrorisait ! Le Rêve : c’est cela qu’elle incarne de façon magistrale, unique. Et c’est cela qui va la rendre si proche des spectateurs dans la mesure, paradoxale, où l’actrice qu’elle est devenue met l’inaccessible à la portée de chacun. Après Mayerling, immense succès commercial, les choses se sont profondément modifiées : devenue la « petite fiancée » des Français, et star internationale, elle comprend que le cinéma n’est pas seulement un jeu mais un métier. Si elle met plus d’attention dans l’approche de ses personnages, elle n’en perd pas pour autant son indépendance ni sa joie de vivre. Le monde entier la réclame. Elle s’en moque, part pour Hollywood, comme ça, pour voir… en revient aussitôt, ayant cassé son contrat. Retour par le Normandie. Arrivée à la Gare Saint-Lazare où une foule dense d’admirateurs et d’admiratrices l’attendent brandissant des banderoles « Danielle, ne nous quitte plus ! ». Là-bas, un seul film dont le titre français La Coqueluche de Paris entérine son nouveau statut mais lui prouve que cette voie n’est pas la sienne.
Trois succès phénoménaux devaient suivre : deux drames, Katia, dans la lignée de Mayerling, et Retour à l’aube, où ses trois crises de nerfs dans un commissariat démontrent qu’elle est l’égale des meilleures comédiennes américaines. Ce film, sous-estimé par la critique, développe, à l’insu de son interprète et sans doute aussi de son réalisateur, Henri Decoin, un discours parallèle à l’anecdote, jamais aux dépens de celle-ci. Le jeu constant entre rêve et réalité installe un doute dialectique sur ce qui est montré, justifie l’angoisse du personnage qui rejoint celle de l’actrice. Une sorte d’équilibre entre funambulisme et somnambulisme ! Le troisième et le plus éclatant triomphe fut Battement de cœur du même Henri Decoin qui restituait la Danielle de ses débuts : malice, photogénie, finesse dans la comédie, hurlements, crise de nerfs simulée ; et la chanson obligatoire. Ici, « Charade », grand succès populaire. Sa beauté et son énergie sont à leur apogée. « Ciné-miroir » organisait chaque année un référendum auprès de ses lecteurs : les plus beaux yeux, les plus belles épaules, les plus belles jambes, avec des close-ups non identifiés. Danielle était toujours plébiscitée en tête. Classée numéro un au box-office, devant des « pointures » telles que Fernandel, Raimu, Louis Jouvet, Harry Baur ou Pierre Richard-Willm, loin devant Viviane Romance, harcelée de projets, elle vivait là les derniers instants de sa première gloire.
Cinq ans donc de Mayerling à Premier rendez-vous et… le rêve passe. La « drôle de guerre » remplace la « drôle de gosse. » Ce sont les années noires : on la perd de vue, on la reconnaît à peine, de loin en loin, même si Caprices et La Fausse maîtresse figurent encore dans les meilleures recettes. De même, en tant que chanteuse, elle tient la tête du hit-parade avec « Les Fleurs sont des mots d’amour » que tous les Français vont fredonner jusqu’à la fin de la guerre. Les films sont médiocres. Bethsabée par exemple, de Léonide Moguy, où son visage est terne et son jeu, mécanique. Elle a l’élégance de ne pas faire semblant de l’ignorer. Une exception toutefois : Adieu chérie, mélodrame dirigé avec maestria par Raymond Bernard, où elle retrouve son éclat et chante une de ses meilleures chansons : celle qui donne son titre au film. Darrieux semble finie, ça se murmure dans les rédactions. Mais les réalisateurs n’oublient pas ce que le cinéma français lui doit. Marcel Achard la requiert pour Jean de la Lune, bien inférieur à celui de Jean Choux certes, mais qui a le mérite de nous ramener Danielle telle qu’en elle-même. Ensuite, c’est la fulgurante rencontre avec Claude Autant-Lara et ce chef-d’oeuvre méconnu, Occupe-toi d’Amélie, où le jeu dialectique entre théâtre et cinéma est bien plus acéré, plus avancé que dans Le Carrosse d’or de Renoir. À l’aise dans le burlesque, elle l’est aussi dans la critique bourgeoise (La Maison Bonnadieu de Carlo Rim) ou dans le film noir (La Vérité sur Bébé Donge). Retrouvailles réussies avec Henri Decoin ; chef-d’oeuvre inattendu qui, malheureusement, déconcerte le public. Un aller-retour aux Etats-Unis, mais sous la direction de Mankiewicz, pour y tourner L’Affaire Cicéron aux côtés d’un éblouissant James Mason. Un autre en Italie pour le mélodrame de Dullio Coletti, Toselli : personnage de composition qui la voit vieillie sur la fin, où elle impose un talent nouveau dans ce film d’un autre temps.
On dit qu’elle a progressé. Erreur. Elle joue comme elle a toujours joué : directe, inspirée, loyale… C’est le métier qui a changé, le métier et le goût des spectateurs, déformé par un académisme rassurant à la dramaturgie convenue. Adieu les folies des années trente ! Adieu la légèreté, l’insouciance, l’audace de ces cinéastes qui inventaient l’écriture filmique, d’instinct, tout à fait libres à une époque où les films faisaient recette quels que soient leurs contenus. Les personnages se sont épaissis. Les dialogues ne sont plus là pour faire briller les comédiens, et leur musicalité si personnelle, mais seulement pour faire avancer l’action. Bref, dans ce « nouveau » cinéma, prisonnier du formatage, englué dans un déterminisme sans insolence, embourbé dans des ornières dégradantes, l’adresse de Danielle, sa grâce et surtout son ironie persistante, l’aident à passer le cap, à survivre… …En attendant Ophuls. À dix-sept ans, elle rêvait de jouer Le Blé en herbe et La Renarde. Les producteurs ne souhaitaient pas si vite tuer la « poule aux œufs d’or ». Surtout pas de dépaysement, pas de risques. DD (comme on la surnommait), c’était la moue, Romance, la « mauvaise femme » et Feuillère, une sorte de comtesse en vacances. Avec Ophuls, elle découvre enfin cette conjonction qu’elle espérait entre le talent et l’art ; élégance et profondeur. Chez Ophuls, l’impression rejoint l’expression. Est-ce un hasard ? Le succès revient. Même s’il n’est pas tapageur (Bardot arrive, Martine Carol pointe son nouveau nez, Morgan résiste), il est le reflet d’un autre rapport avec le public : ce n’est plus Danielle, ou DD donc, mais Darrieux, la Darrieux comme on dirait en Italie. Max Ophuls lui affirmait « Tu peux tout jouer, surtout les rôles tragiques, parce que tu es toujours un peu ridicule. » Mais, dans l’un des derniers plans de Madame de..., juste avant la mort, le visage de l’actrice se charge d’incertitudes tragiques, d’évasion, de résignation enfin, évacuant toute notion de ridicule. Danielle Darrieux entre définitivement dans la légende. Les trois Ophuls, mais encore Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara confirment sa virtuosité et rehaussent sa beauté. Si tout est à retenir dans La Ronde, Le Plaisir ou Madame de..., on se souviendra aussi de la scène des aller-retours de Madame de Rénal lorsqu’elle tente de rejoindre Julien Sorel (Gérard Philipe) dans sa chambre. Plus stendhalienne que tout le reste de l’adaptation, cette séquence rend un vibrant hommage à une actrice accomplie.
Les « Victoires » de Cinémonde s’accumulent. Elle redevient une comédienne fêtée, reconnue, loin des délires de sa jeunesse, entourée d’un respect qui lui convient mieux. Autre rencontre capitale : Jacques Demy. Les Demoiselles de Rochefort, semi-comédie musicale, et Une chambre en ville semi-opéra. Dans ces deux films, elle s’impose d’une part comme une fantaisiste distraite mais généreuse, d’autre part comme une tragédienne efficace. Il est regrettable d’ailleurs qu’elle ne se soit jamais confrontée à la tragédie classique. Quelle Andromaque aurait-elle pu incarner !
Ainsi, film après film, elle apporte à ses personnages et aux situations qu’ils traversent une clarté instinctive, née du simple bon sens, enrichie de sensibilité frémissante ou cocasse. Si la vulgarité l’amuse parfois, elle ne supporte pas ce qui est commun. Patiente profondément, impatiente dans l’instant, elle mène sa route avec une lucidité tranquille, jamais dupe des chemins qu’elle emprunte. Les yeux pleins de rêve (sa caractéristique la plus évidente), avec le recul nécessaire, Danielle Darrieux a fasciné cinq générations de cinéastes, traversé plus de soixante-dix ans de cinéma à l’aise, ô combien, dans la comédie comme dans le drame, le burlesque ou le tragique, jouant sa partition en instrumentiste raffinée, regard rivé sur le chef d’orchestre, sans nous proposer, par retenue ou par conscience professionnelle, les déceptions, les frustrations, les appétits, les accomplissements de la comédienne. Les films qui passent n’y changent rien. Complicité permanente avec la caméra, que nuance furtivement un sens inné du dérisoire ; visage offert, corps mobile, disponible, émotion légère prête à s’épandre, emportements fragiles, émerveillements contrôlés.
Si Danielle Darrieux réussit tout ce qu’elle entreprend, théâtre, cinéma, télévision, chansons, ce n’est pas seulement parce qu’elle est une musicienne pointilleuse (sens du rythme, équilibre de la voix, humour dans le contrepoint), c’est surtout parce que sa santé physique et morale la met à l’abri des glissements morbides, que les éclats de rires lui servent de viatique et les larmes, d’exutoire. Elle rit de tout en effet, pleure pour un rien mais conserve farouchement son potentiel d’exaltation pour ces instants précieux qui suivent les « moteur » et s’étirent voluptueusement jusqu’au « coupez ! ». Les clichés s’essoufflent lorsqu’on parle d’elle, sans doute à cause de tous les contraires qui la rendent tellement imprévisible : l’instinct face au métier, la frivolité contre le bon sens ; la fragilité et la maîtrise, l’indépendance et la féminité. Et, lorsqu’elle joue, lorsqu’elle prête son identité et sa mémoire à l’éphémère d’une situation, bousculant la magie d’un sourire, elle redonne à l’imaginaire les séductions de la réalité. Danielle Darrieux a la fierté de se vouloir une grande professionnelle, c’est tout à son honneur mais elle est beaucoup mieux que cela : le « métier » n’est pas le support de son jeu mais le tuteur de sa liberté. À chaque « moteur » qu’on lui propose, elle retrouve dans l’instant la souplesse de l’imprévu, l’innocence de la situation, la musique originelle du texte.
Aux Etats-Unis encore, elle joue la mère (!) de Richard Burton dans Alexandre le Grand de Robert Rossen et celle de Jane Powell dans Riche, jeune et jolie de Norman Taurog où elle chante et danse aussi bien qu’elle joue la comédie. Elle traverse les années en maîtrisant ses chagrins et ses deuils, prend sans cesse le recul nécessaire de ce qu’elle est pour devenir ce qu’on lui demande d’être ; ne va jamais chercher dans sa vie privée les émotions dont elle pourrait doter les personnages qu’on lui propose. Pudique à l’excès, Danielle Darrieux refuse l’exhibitionnisme en se réfugiant dans la musique du texte.
En 1982, j’eus la chance de la diriger dans En haut des marches. Nous tournions un plan-séquence difficile où la caméra, montée sur un panther, devait se mouvoir de façon très précise : dernière scène dans la prison entre Françoise Lebrun et Danielle. Pour la seule fois, à cause des difficultés techniques, nous avons dû faire six prises (ce qui était fort rare, la plupart du temps, la première était la bonne). La dernière me semblait parfaite, mais j’appréhendais les derniers instants… Danielle, sur la fin, rejoint le personnage joué par Françoise et toutes deux vont au-delà même de ce que j’espérais. Après mon « moteur » susurré dans une émotion compréhensible, toute l’équipe applaudit. Danielle, alors, s’étonne, nous dit qu’elle ne peut pas être mauvaise, parce que, depuis le début, elle ressent l’attention que le moindre technicien lui porte… « C’est nous, ajouta-t-elle, qui devrions vous applaudir ».
Son charme, son élégance et sa beauté sont inscrits dans la mémoire du cinéma. Son humilité fera sa grandeur.
Paul Vecchiali