Frank Capra

Du 4 janvier au 27 février 2017

Le combat perpétuel

Il faut sans cesse redécouvrir Capra, trop souvent réduit à une image simpliste complaisamment entretenue par lui-même : celle d'un immigrant self-made man incarnant le rêve américain, chantre et ambassadeur de son pays d'adoption, auteur classique de comédies sentimentales et optimistes jusque dans la gravité de leur propos politique. Rien là n'est vraiment faux ; tout est à nuancer.

Cinéaste comique ? Certes, il a débuté comme gagman pour Hal Roach et Mack Sennett. Mais quand son homologue McCarey dirige Laurel et Hardy, Capra devient scénariste et réalisateur auprès de Harry Langdon, le moins frénétique et peut-être le plus névrotique des burlesques, pour des films hantés par la mélancolie (Papa d'un jour) voire des pulsions de mort (Sa dernière culotte). Par la suite, il va réaliser de purs mélos (Amour défendu, mais aussi, malgré sa truculence, Grande dame d'un jour) et surtout brouiller la mince frontière qui sépare la comédie du mélodrame : c'est une question de traitement, de point de vue sur les événements, mais aussi de basculement possible, soit vers le tragique, soit vers un happy end souvent volontariste.

L'Amérique comme utopie

Cette précarité nourrit une tension récurrente dans ses films, et c'est à son aune qu'il faut examiner l'idéalisme supposé de ses fictions politiques. Capra cinéaste croit en l'Amérique, ses institutions et son peuple, mais comme à un horizon, une quête asymptotique, un projet utopique sans cesse menacé de corruption, qu'il ne faut jamais tenir pour acquis mais perpétuellement réaffirmer, régénérer, réincarner. C'est toute la leçon de Mr Smith au Sénat, à la fois dans le parcours de Jefferson Smith et dans la fameuse séquence de sa visite de Washington, cette Washington postcard jamais statique. Car la démocratie est un processus qui réclame d'être constamment réactualisé par une mobilisation vigilante des citoyens ordinaires assumant pleinement leur égalité en droit : tout Smith est un Jefferson en puissance. Mais ce système politique dont Capra célèbre le bien-fondé risque toujours d'être dévoyé et confisqué par des politiciens marrons, des ploutocrates, des démagogues fascisants – ou le poids des appareils de partis comme dans L'Enjeu.

À cet égard, on constate une noirceur croissante dans ce cycle de films idéalistes incarnés par Gary Cooper ou James Stewart : si M. Deeds ridiculise ses adversaires, Jeff Smith, défait, ne doit son salut qu'à un improbable miracle, le remords suicidaire du politicien corrompu. Bientôt, les héros eux-mêmes, John Doe (« l'homme de la rue ») et le George Bailey de La Vie est belle, seront guettés par le suicide. Si l'homo americanus de Capra incarne une sorte de sainteté politique, apte à re-convertir sceptiques et incroyants (les journalistes blasées, souvent d'ailleurs mues par l'amour), sa trajectoire prend peu à peu l'allure d'un martyrologe dont l'issue heureuse exige une intervention quasi divine (littéralisée dans La Vie est belle). Or, sauvé in extremis par ceux qu'il a sauvés, Bailey n'y gagne que d'accepter les limites du réel, dans le deuil de son idéal privé.

Cette vision met au jour dans l'utopisme de Capra une autre tension, typiquement américaine, entre individu et communauté. Le cinéaste est incontestablement un grand filmeur de groupes, vernaculaires et volontiers marginaux : la troupe de cirque de Rain or Shine, les demi-sel de Grande dame d'un jour, la famille excentrique de Vous ne l'emporterez pas avec vous ou même, fugacement, les passagers de l'autocar dans New York-Miami. Là encore, l'idéal démocratique s'incarne moins dans sa représentation politique que dans sa base, voire ses racines (grassroots), une communauté quasi autarcique soudée par ses valeurs, dans une tradition américaine « libertaire » mais conservatrice, fondée sur une méfiance envers l'interventionnisme étatique bien éloignée du New Deal, et qui explique qu'on ait pu taxer Capra de populisme. La forme la plus flagrante, car la plus régressive, de cette communauté de base serait le groupe de boyscouts qu'anime M. Smith.

Comment filmer le collectif ? Pas seulement en le donnant à voir dans sa diversité, comme une somme ouverte d'individus singuliers (quoique typés). La démocratie chez Capra est affaire de mise en scène, emblématisée par la maison de Vous ne l'emporterez pas avec vous : le champ de la caméra a beau paraître déjà saturé de personnages, il est toujours à même d'en accueillir un de plus à l'image, dans un plan conçu comme totalité hospitalière et inclusive. C'est aussi le cas au dénouement de La Vie est belle. Mais de même que le peuple peut se muer en populace manipulable (M. Smith, L'Homme de la rue), cette coexistence peut devenir promiscuité, invasion, étouffement. Déjà La Ruée montrait une banque envahie par des épargnants paniqués. Et les cercles concentriques qui fondent la communauté traditionnelle (couple, famille, village) sont pour George Bailey, bourlingueur contrarié, les anneaux d'un carcan. Si la communauté ne s'éprouve qu'à l'instant où l'un de ses membres vient à lui faire défaut, l'individu qui la défend et l'incarne aspire parfois à s'en arracher, se retrouve clivé entre deux appartenances qu'il a du mal à concilier (le fils d'immigrants juifs de Loin du ghetto, le Cendrillon mâle de La Blonde platine) ou même vacille devant l'utopie réalisée (Les Horizons perdus).

Une exaltation de l'utopie

Face à ces apories, comment exister par soi-même ? L'américanité de Capra, cinéaste du groupe, réside aussi dans une exaltation de l'individualisme. En cela, il est moins proche de Ford que de Vidor. Cette obsession de la reconnaissance personnelle (sociale, artistique, symbolique) est bien marquée par le titre original de son autobiographie, The Name Above the Title : se faire un nom, être reconnu comme auteur (unique), telle fut son ambition, tôt accomplie à la Columbia où il vécut son âge d'or, fort d'un succès critique, professionnel et commercial – avant le projet éphémère, à la fois utopique et pragmatique, d'une indépendance totale en cofondant Liberty Films. Son orgueil auteuriste trouve son pendant chez des personnages qui, porte-parole de la communauté, savent la tentation de la manipuler – fût-ce au nom du bien – par le verbe (l'éloquence hâbleuse des bonimenteurs) et par le spectacle (le pouvoir de la mise en scène). C'est John Doe, imposteur sincère, c'est déjà la prédicatrice de The Miracle Woman, film qui ose appliquer au champ religieux le dilemme politique entre valeurs et institutions, entre les principes et leur corruption. Sa reconnaissance culmina quand Capra, tel M. Smith, fut appelé à Washington pour y superviser la série de documentaires officiels de propagande Pourquoi nous combattons, destinée à convaincre conscrits et civils américains du bien-fondé de l'entrée en guerre – et riche en paradoxes. D'une part, il s'agissait d'opposer aux films nazis de Leni Riefenstahl une défense non moins efficace et puissante des valeurs démocratiques, au risque de puiser dans la rhétorique même, plastique et sonore, du totalitarisme. D'autre part, c'est à un auteur de fictions hollywoodiennes qu'on confiait la tâche de décrire voire d'infléchir le réel. Mais ce choix donne aussi une clé du cinéma de Capra. Le premier volet de la série emprunte directement certains plans et effets de montage à la Washington postcard de M. Smith, élargissant et identifiant la célébration de l'idéologie américaine à un universalisme démocratique et œcuménique. Par-delà la dimension prosélyte et didactique, ce qui prévaut ici est une veine extatique.

Un cinéma de la dépense

Car le conteur fut aussi un expérimentateur, et ses films renferment des digressions, ruptures de ton, suspensions narratives et parenthèses formalistes qui excèdent la simple volonté de respiration dramaturgique, ou même la fonction identificatoire qu'il assignait à la chanson reprise en chœur dans New York-Miami. Le staccato de la screwball comedy cède volontiers à une dilatation des séquences, jusqu'au malaise parfois. C'est un cinéma de la dépense plutôt que de l'économie narrative, même si elle relève d'une logique paroxystique, allégorique ou spectaculaire : scènes de liesse voire de transe collective, montages synthétiques et lyriques, échappées hallucinatoires. On oublie trop l'audace du postulat narratif de La Vie est belle, présentant un réel cauchemardesque sous la forme réflexive d'une projection divine avant de lui opposer le cauchemar pire encore d'une uchronie négative. Le récit même repose sur cette friction d'images.

L'autre sommet onirique se trouve bien sûr dans La Grande Muraille, fulgurante figuration d'un fantasme féminin. Car s'il y a chez Capra du sentimentalisme (devenu mièvrerie dans ses films tardifs), il y eut aussi de l'érotisme. L'enjeu de New York-Miami, pendant réconcilié de La Blonde platine, est inséparablement social et sexuel : alliance des classes, consommation du désir. Tout l'art de sa mise en scène consiste à négocier les contraintes nouvelles du code Hays (par une suggestivité proprement classique) sans renier la franchise d'antan. Et face aux héros incarnés par Gary Cooper et James Stewart, souvent infantiles voire régressifs, Capra érige des femmes adultes, autonomes et désirantes, incarnées par Barbara Stanwyck (qui l'inspira tant) ou Jean Arthur. Si la naïve innocence masculine leur réinsuffle l'idéalisme, ces héroïnes arrachent les hommes à leur immaturité, dans un récit de formation mutuelle. Autant que la nation, le couple est une utopie toujours à construire. Collective ou intime, la tâche est infinie : trouver son lieu, se faire une place.

Serge Chauvin

Les films

Pourquoi nous combattons (Why We Fight)

Pourquoi nous combattons, série de sept films de propagande commandés par le gouvernement américain, destinés à sensibiliser les soldats et l'opinion publique sur le sens de l'engagement des États-Unis dans la Seconde Guerre Mondiale.

Know Your Ally / Know Your Enemy

À la suite de la série Pourquoi nous combattons, Frank Capra se vit confier une seconde commande par le Ministère des Armées : Know Your Ally / Know Your Enemy (1943-45).

Rencontres et conférences

Partenaires et remerciements

Cinémathèque du Luxembourg (Marc Scheffen) ; Cohen Film Collection (Tim Lanza) ; Fondazione Cineteca di Bologna (Carmen Accaputo, Guy Borlée, Paolo Pellicano) ; Kavi – National Audiovisual Archive (Juha Kindberg) ; Library of Congress (Lynanne Schweighofer) ; Lobster Films (Maria Chiba) ; National Archives and Records Administration (Christina Kovac) ; Park Circus (Jack Bell) ; Sony Pictures Entertainment ; Swashbuckler Films (Sébastien Tiveyrat, Mélissa Martin) ; Théâtre du Temple (Vincent Dupré) ; UCLA Film & Television Archive (Todd Wiener).

En partenariat avec

TCM Sens Critique CinéComédies