Humphrey Jennings
Du 7 au 18 novembre 2007
Humphrey Jennings, entre poésie et propagande
Durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'on demandait à Humphrey Jennings s'il faisait de la propagande, il répondit : « Oui, de la propagande pour la race humaine. » Comment Jennings, qui n'avait pas envisagé de devenir cinéaste, a-t-il fini par être « le seul poète du cinéma britannique », selon Lindsay Anderson ? Il était foncièrement anglais, mais entretint des liens très forts avec la France – à travers des amitiés comme celles de Paul Éluard, Jacques B. Brunius et Henri Langlois.
Dès 1929, il s'intéresse au surréalisme et co-organise en 1936 l'Exposition internationale surréaliste de Londres. Il débute sa carrière artistique comme dessinateur de décors de théâtre, tout en faisant de brillantes études de littérature anglaise à Cambridge. La peinture est déjà une passion qu'il cultivera toute sa vie ; il inventera un « cubisme fluide », qu'il transposera dans ses films. Après un premier essai filmique, une publicité pour une compagnie pétrolière, Jennings rejoint le General Post Office Film Unit. Cette unité cinématographique créée par John Grierson en 1933 a des intentions pédagogiques marquées qui, tout en œuvrant pour la publicité des services postaux, montre les rouages de la société. Grierson, malgré des convictions socialistes, ne s'entoure pas seulement de toute une partie de l'élite de Cambridge et d'Oxford – Basil Wright, Stuart Legg, Benjamin Britten et W. H. Auden –, il fait aussi venir Alberto Cavalcanti, cinéaste brésilien qui réalise des films d'avant-garde en France. Sous sa direction artistique furent réalisés Night Mail et Coal Face, qui présentent le monde du travail manuel dans une lumière nouvelle. Ces deux petits films, avec la musique de Benjamin Britten et la poésie de W. H. Auden, ne sont pas très loin de l'esprit des films que réalisera Jennings durant la guerre.
À cette époque, 1936, Jennings faisait des expériences sur la couleur en Dufay- et Gaspacolor. Il peint, photographie des objets insolites avec un Leica, et fonde avec un journaliste, Charles Madge, et un ethnologue, Tom Harrison, le mouvement Mass Observation, dont l'objectif est l'étude directe de la société britannique contemporaine, et qu'il conçoit comme une sorte de documentaire non cinématographique basé sur des enquêtes auxquelles tout le monde peut participer. Dans les années trente, grâce au GPO, le cinéma documentaire influence la littérature (citons Le Quai de Wigan de George Orwell) et la presse. Toujours occupé par plusieurs choses à la fois, Jennings prépare aussi Pandaemonium, une anthologie sur la révolution industrielle qu'il voit, là aussi, comme un documentaire écrit. On y retrouve son intérêt pour toutes les machines, qui se manifeste dès ses premiers films, comme Story of the Wheel avec ses images récurrentes des locomotives ; il réalise avec le peintre Len Lye Birth of a Robot, inspiré par le surréalisme.
Toutes ces réflexions et activités aboutissent à son premier film ambitieux, Spare Time, sur les loisirs des ouvriers des grandes industries. Son regard sur eux est-il nécessairement ironique et paternaliste, ou tout simplement humaniste ? Le film fut critiqué à l'époque par Grierson, Basil Wright et Edgar Anstey, mais sa beauté insolite reste indéniable et aura une grande influence sur les réalisateurs du Free Cinema de la fin des années cinquante. Leurs films, We Are the Lambeth Boys, Every Day Except Christmas, cherchent la beauté et le plaisir du quotidien, cependant on peut voir O Dreamland de Lindsay Anderson comme l'antithèse de Spare Time en ce qu'il s'interroge sur le devenir de la beauté et de la dignité du peuple après la guerre.
Lorsque l'Angleterre entre en guerre le 3 septembre 1939, Cavalcanti, qui se trouve à la tête du GPO (Grierson étant parti pour le Canada), envoie trois réalisateurs (Humphrey Jennings, Harry Watt et Pat Jackson) munis de caméras dans les rues de Londres. Il en résulta un des premiers films de propagande, The First Days, en tout point exemplaire. Il s'agissait de montrer la vérité, et non de faire une construction plastique, à l'image du film nazi Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl ; cette comparaison est très bien abordée dans le film de Robert Vas, un autre réalisateur du Free Cinema inspiré par Jennings. Une fois Cavalcanti parti pour les studios d'Ealing et remplacé par Ian Dalrymple en 1940, et le GPO Film Unit renommé Crown Film Unit, Jennings et Harry Watt tournent London Can Take It, selon le même principe que The First Days, mais sous les bombardements. Le réalisme impressionnant qui s'en dégage fait d'autant plus ressortir les images étranges empruntées du surréalisme.
Jennings commence à travailler seul en réalisant Heart of Britain, qui raconte comment l'Angleterre fait face aux bombardements. Puis le réalisateur aborde véritablement la propagande avec Words for Battle, un collage de citations et d'images. Les citations sont de Browning et de Blake, mais aussi d'Abraham Lincoln et de Winston Churchill, elles sont lues par Laurence Olivier. Les images sont des paysages d'Angleterre, mais proviennent aussi d'autres films, réalisés par lui-même ou par ses collègues – une de ses méthodes favorites – établissant ainsi un dictionnaire iconographique. Dans la dernière séquence de Words for Battle les paroles s'arrêtent, la musique de Haendel enfle, une femme et deux hommes en uniforme traversent la rue : le quotidien bascule dans l'universel, sons et images se mêlent dans un crescendo : Jennings a tout simplement trouvé sa liberté de poète. Cette liberté s'exprime pleinement avec Listen to Britain, conçu avec son monteur de génie, Stewart McAllister. Ce film reste le témoin archétypique d'un pays en guerre. En 18 minutes, une synthèse essentiellement poétique, idéaliste même, de l'ambiance d'une époque, racontant à travers des images et des sons (musiques, son naturel, bruits industriels) toutes les émotions qui peuvent surgir au moment où la plus grande menace – la peur de mourir – pourrait faire se rassembler tout un peuple. « La vérité est beauté, la beauté est vérité, c'est tout ce que nous savons sur cette terre et tout ce que nous avons besoin de savoir », écrivait Keats. Jennings disait souvent que, inconsciemment, les poètes n'hésitaient pas à recourir au plagiat. C'est cette phrase de Keats que lui-même plagiait en en transposant l'idée sur l'écran dans Listen to Britain. Si la vérité et la beauté sont tout ce qu'on a besoin de savoir, la propagande ne pourrait être que positive. Ce mélange unique de poésie et de propagande fait le style du cinéma de Jennings.
Toujours dans la pulsion du moment, il tourne The Silent Village (mais aussi Lili Marlene, qui montre sa modernité – sur un thème repris plus tard par Crabtree et Fassbinder). Le même sujet de la ville martyre de Lidice inspirera Douglas Sirk, Bertolt Brecht et Fritz Lang. Les films de Jennings questionnent et font preuve d'une réflexion profonde sur le bien et le mal, comme Went the Day Well ? de Cavalcanti. De même, En Angleterre occupée de Kevin Brownlow, esthétiquement inspiré par Jennings, s'inscrit dans la même tradition. Où se trouve la ligne de partage entre documentaire et fiction ? Fires Were Started de Jennings raconte une situation réelle tout en reconstitution. C'était une commande du ministère de l'information, tournée début 1942, mais qui se situe en 1940-41 pendant la période la plus intense du Blitz (celle des bombardements intensifs sur Londres). Avec son action et son suspense, il s'agit d'un des longs métrages de Crown Film Unit les plus prisés, avec Mission secrète de Pat Jackson. Ce dernier utilisa de vrais marins comme comédiens, de la même manière que Jennings avait utilisé des vrais pompiers auxiliaires.
Lorsqu'au début des années cinquante le directeur du BFI, Sir Denis Forman, fit connaître les films des Jennings aux réalisateurs italiens, ces derniers s'exclamèrent avec admiration : « Jennings a découvert il verismo dix ans avant nous ! ». En dépassant la réalité et la fiction, A Diary for Timothy relate les six derniers mois de la Seconde Guerre mondiale sous la forme d'un journal adressé en commentaire off à un enfant né en septembre 1944. Le fait que l'on ne sache pas qui est représenté par la voix de Michael Redgrave, le narrateur, accentue la dimension spirituelle du film. Dans une scène, un garçon jette une pierre à la terre, geste repris par le personnage d'Albert Finney dans Samedi soir, dimanche matin. C'est ce film que l'on retient pour évoquer Jennings, le « poète du public », comme l'appelait son amie la poétesse Kathleen Raine, plutôt que A Family Portrait, auquel collabora Grierson. Même s'il donnait une image brillante de l'Angleterre après la guerre, Jennings lui-même était déçu. Son projet suivant est un film pour le plan Marshall. Jennings part pour la Grèce filmer The Good Life. Son ami Jacques Brunius tourne Somewhere to Live pour la même série. En repérage sur une île grecque, il tombe d'une falaise et meurt en 1951 à l'âge de 43 ans.
Elena von Kassel Siambani