Jacques Tourneur
Du 30 août au 8 octobre 2017
Les deux mondes
La place de Jacques Tourneur est unique dans l'histoire du cinéma. L'intérêt qu'il suscita dans la cinéphilie fut assez tardif. S'il ne fut pas pendant longtemps considéré comme l'égal des grands maîtres du cinéma hollywoodien classique, est-ce parce que son image a longtemps été celle d'un réalisateur spécialisé dans le genre fantastique, auquel il n'apporta pourtant qu'une contribution de quatre films, trois produits par Val Lewton pour la RKO au début des années 1940 et un autre plus tardif, en 1957, Rendez-vous avec la peur ? Est-ce parce qu'il semble avoir abordé souvent d'autres genres considérés comme mineurs comme le western ou les films d'aventures bariolés ? Est-ce plutôt parce que son cinéma est dénué d'effets, que sa maîtrise s'y révèle parfois indécelable, que le sens y est d'abord un secret à côté duquel il est possible de passer ?
Il est le fils du cinéaste Maurice Tourneur, qui avait été envoyé aux États-Unis par la firme Éclair en 1914 et qui devint, à Hollywood, un maître respecté du cinéma muet jusqu'à l'échec de son Île mystérieuse, à la suite de quoi la famille Tourneur revint en France en 1925. Jacques, qui fut embauché par son père comme scénariste et monteur, exprima très vite le désir de réaliser lui-même des films. Il en signa quatre en France, entre 1931 et 1934, avant de repartir à Hollywood. C'est le début d'une progression dans l'industrie, où il passera d'un poste d'assistant réalisateur à la MGM à celui de réalisateur de courts métrages pour le même studio. Il rencontre Val Lewton en 1939. Celui-ci est sous contrat avec la RKO, qui lui demande de produire des films d'épouvante dans une économie réduite. C'est comme cela que Tourneur signe immédiatement trois chefs-d'œuvre qui dépassent par leur originalité et leur subtilité les limites du genre. La Féline, Vaudou et L'Homme-léopard rencontrent le succès nécessaire pour asseoir sa crédibilité hollywoodienne de réalisateur fiable. Débute, dès lors, une carrière au sein d'un système pourtant indifférent par bien des aspects à la singularité de son travail. Que ce soit pour une major company ou une production indépendante, Tourneur a construit une œuvre dont le discours est tout entier contenu dans le style.
Réel contre surnaturel
On a rapidement décrit son art comme celui de la suggestion, comme une manière de contourner le spectaculaire immédiat pour favoriser une manière oblique, indicible, d'émouvoir le spectateur. C'est ainsi que le refus d'une monstration frontale de l'horreur et du surnaturel, dans ses bandes d'épouvante, a toujours entretenu une vision équivoque qui fit le bonheur d'une cinéphilie en quête d'ambiguïté signifiante. Mais tout se passe, dans un délicat renversement de la logique, comme si c'était au réel de faire les preuves de sa supériorité sur le surnaturel... sans y parvenir toujours. La jeune Irena (Simone Simon) se transforme-t-elle vraiment en animal sauvage dans La Féline ? Les zombies dans Vaudou sont-ils vraiment des morts qui marchent, et la médecine du sorcier Houmgar est-elle plus efficace que celle des Blancs ? Au-delà de l'ordre symbolique dont la métaphore est un élément trop évident, la virtuosité discrète de Tourneur consiste plutôt à désarmer les contradictions trop admises, à fusionner les contraires. C'est un expressionnisme, c'est-à-dire l'intrusion du monde psychique dans une réalité visible, paradoxalement soutenu par une forme d'impressionnisme valorisant la touche délicate et floue de ce qui est indécis ou suspendu. Les personnages sont opaques, leurs déterminations et leurs désirs parfois peu lisibles, comme Jeff Markham (Robert Mitchum) dans La Griffe du passé ou James Vanning (Aldo Ray) dans Nightfall. Les oppositions trop tranchées se dissipent sourdement comme en témoigne la relation étrange d'amour/haine qui unit et oppose Martin (Rory Calhoun) et l'officier Salinas (Richard Boone) dans Le Gaucho.
La mise en scène comme art
On sait que l'on s'approche d'un art de la mise en scène lorsque celle-ci apparaît indétectable, lorsque toute rhétorique spectaculaire est abandonnée au profit d'une évidence dont la construction est imperceptible. Dans le cinéma de Tourneur, la mise en scène se manifeste ainsi comme le moyen de faire cohabiter dans le même espace des mondes opposés, apparemment irréconciliables, et la force poétique des films réside dans cette impossibilité d'en choisir un au détriment d'un autre. Nombre de ses westerns ou simili-westerns sont bien sûr construits sur l'opposition entre violence primitive et civilisation, liberté pulsionnelle et ordre rationnel (Un jeu risqué, Stranger on Horseback, Le Gaucho), d'autres films encore traitent de l'irréconciliation du désir et de la Loi (La Flibustière des Antilles) ou de la foi et de la raison (Stars in My Crown). Mais ces contraires, loin de s'annuler, se regardent. Les enfers souterrains, « underground », affleurent à la surface (Berlin Express), l'hallucination psychotique meuble l'univers familier (The Fearmakers). La porosité de deux états, essentiellement différents, qu'il s'agisse du monde réel et du monde virtuel, de l'univers sensible ou de l'univers rêvé, détermine la mise en scène. Le jeu entre ces alternatives prend une dimension proprement métaphysique lorsque la plus radicale des oppositions, celle qui sépare la vie et la mort, est elle-même dépassée à la faveur d'une sidérante scène de résurrection dans Stars in My Crown. Ce retour de l'indicible absolu dans la réalité ne ferait-t-il pas de Jacques Tourneur un cousin du Dreyer d'Ordet ? Entre cinéastes de l'invisible.
Jean-François Rauger