Jean Paul Civeyrac
Du 4 au 11 avril 2018
Contes d'amour pour aujourd'hui
Ils sont jeunes, les principaux personnages des films, longs ou courts, de Jean Paul Civeyrac. Il arrive que ceux qui les entourent composent avec eux de mémorables tableaux des âges de la vie (Ni d'Ève, ni d'Adam, Des filles en noir, Mon amie Victoria), mais l'âge privilégié est celui où les dés ne sont pas encore jetés, où le champ des possibles donne encore le vertige et la nausée, déjà, le poids des déterminations.
Des récits d'apprentissage
C'est l'âge où se pose, dans l'inquiétude d'une liberté en quête de son propre chemin, la question : « comment vivre ? » qui, souvent, notamment pour Raoul dans Le Doux amour des hommes, se monnaye en un « comment aimer ? » aujourd'hui. Les récits d'apprentissage que sont, pour partie, Ni d'Ève, ni d'Adam, Fantômes, Le Doux amour des hommes et, récemment, Mes provinciales, ont en outre permis à leur auteur de travailler avec des actrices et des acteurs débutants (ou presque). Choisis pour leur fraîcheur et leur disponibilité, avec une intuition très sûre de leur potentiel, ils confèrent une rare intensité tant à des scènes d'amour d'une sensualité et d'une beauté confondantes qu'à d'émouvantes situations dramatiques et, parfois (Toutes ces belles promesses, Une heure avec Alice, Françoise au printemps ou telle séquence, rohmérienne, de Mes provinciales), à de délicieux badinages.
Des contes d'amour pour aujourd'hui
C'était, au singulier, le sous-titre de Fantômes. Mais cette actualité, revendiquée à juste titre et toujours recréée, concerne autant le rapport des personnages à leur environnement social que leur vie affective. Car l'âge qui est le leur est aussi celui de la confrontation avec la société telle qu'elle est et avec le monde comme il va. En résultent, à proportion des exigences personnelles, inadaptation et insatisfaction. D'où ces tentatives d'évasion (Ni d'Ève, ni d'Adam), ces ruptures radicales (Malika s'est envolée, Des filles en noir) ou cette façon de s'absenter confinant à la rêverie, voire au somnambulisme (Mon amie Victoria), que Civeyrac a conçues et mises en scène avec une acuité et un tact tels que la politique, sans jamais faire irruption « comme un coup de pistolet » dans le concert du film, s'y fait souvent entendre en sourdine. Ce n'est donc pas par hasard que dans l'un des savoureux courts métrages réalisés pour « Blow Up », Françoise au printemps, une jeune cinéaste (Sabrina Seyvecou), à qui son amie reproche d'être prisonnière de son romantisme, soutient que films d'amour et politique ne s'excluent pas nécessairement. Et ce dont ce petit film témoigne lui-même avec légèreté, les longs métrages, eux, le prouvent avec gravité, quoique sans aucune pesanteur sociologique, par le biais de la révolte des personnages (les adolescents de Ni d'Ève, ni d'Adam et de Des filles en noir), de leur situation civile (celle des sans-papiers dans Malika s'est envolée), de leur provenance (africaine dans Mon amie Victoria), ou même de « l'impuissance d'aimer » propre au personnage du roman de Jean de Tinan telle qu'elle est réactualisée dans Le Doux amour des hommes.
Un « réalisme intérieur »
« Quand tu parleras à mon fantôme, adresse-lui chaque mot comme si j'allais te répondre. » Cette demande que fait, d'outre-tombe, une femme à son époux dans une élégie de Properce, les personnages de plusieurs films (Les Solitaires, Fantômes, À travers la forêt) semblent l'avoir eux-mêmes entendue. Et ils s'exécutent avec une conviction telle que l'improbable réponse advient. Car leurs paroles (« Reviens », « Viens »), adressées à celui ou celle qui n'est plus et chuchotées comme des formules incantatoires, suscitent, le temps d'une étreinte, la présence charnelle effective de la revenante (Les Solitaires) ou du revenant (Fantômes, À travers la forêt) avant que ne jonche le sol, à l'aube (dans Fantômes), la vaine lanière qui, au plan précédent, enserrait deux corps nus. Mais dans une autre séquence du même film c'est tout le passé d'une femme, Viviane, qui resurgit quand reparaissent une à une, sans mot dire, les personnes qui y ont compté et qui peuplent alors son appartement avant de la laisser seule de nouveau. Réalisées sans le moindre artifice, ces réincarnations ou réapparitions passagères relèvent moins du fantastique (si ce n'est dans À travers la forêt), que de ce réalisme que Renoir disait « intérieur » et qui, chez Civeyrac, touche au « merveilleux du cinématographe », distinct, précisait Cocteau, de la « prestidigitation ». C'est lui qui est à l'œuvre en ces moments où, sans solution de continuité, il est donné chair au passé des personnages dans leur présent même. Un présent qui ne cesse de passer sans pour autant trépasser.
De la musique avant toute chose
L'évanescence et la rémanence du présent ainsi que la mélancolie qui s'y ancre sont constitutifs de l'expérience musicale. Réunis dans le mythe d'Orphée et Eurydice (Tristesse beau visage), ces trois motifs sont omniprésents dans une œuvre où la musique (classique le plus souvent) est partie intégrante de la matière du film. Parfois introduite par l'intrigue elle-même (les symphonies de Mendelssohn dans Toutes ces belles promesses, le « Ballet des ombres heureuses » d'Orphée et Eurydice de Gluck dans Des filles en noir, l'adagietto de la 5e symphonie de Mahler dans Mes provinciales), elle est toujours intimement liée aux personnages et aux plans plutôt qu'à l'action. Elle n'est donc pas dissociable, dans le lyrisme de Civeyrac, de la grâce avec laquelle sont filmés les corps nus et les paysages (urbains compris), de la fluidité des mouvements de caméra, du tempo lent des plans-séquences, de la poésie qui se glisse dans les enchaînements et de la manière dont certains épilogues lumineux s'ouvrent sur un avenir indécis. Une même qualité sensible y est présente qui est aussi celle de la peau qu'on caresse et de la voix qui hypnotise, celle-là même qu'évoque une des deux « filles en noir » alors qu'elle envisage le pire : « Je veux, dit-elle, que ce soit doux. »
Jacques Bontemps