Jean Rouch : restaurations, raretés et inachevés
Du 22 au 27 novembre 2017
Jean Rouch : restaurations, raretés et inachevés
Conduite avec le « Centenaire Jean Rouch 2017 » et les Archives du film du CNC, cette rétrospective réaffirme l'importance du regard de Rouch et la position singulière qu'il occupe dans le cinéma français. Il apparaît comme une figure tutélaire ; son nom est attaché à plusieurs institutions telles que le festival Cinéma du réel, le Musée de l'Homme, le CNRS, la Cinémathèque française ; son cinéma est reconnu pour avoir contribué largement à décloisonner les territoires respectifs du cinéma documentaire et du cinéma de fiction, et pourtant son œuvre foisonnante, tout en bénéficiant d'une certaine pérennité, demeure méconnue du public dans sa diversité.
Initiant sans cesse de nouvelles quêtes formelles, Jean Rouch considère ses films comme un matériau toujours à retravailler, et il a introduit cette conception jusque dans son cinéma le plus fictionnel. Le film n'est pas pour lui un objet fini, et il a souvent refaçonné a posteriori les commentaires en voix off ou opéré des montages différents à partir des rushes. Les « cycles » ethnographiques, du Sigui et du Yenendi, lui ont montré l'intérêt et la nécessité d'un work in progress pour rendre compte pleinement d'une tradition lorsqu'il s'agit de suivre un rite s'échelonnant sur des dizaines d'années. La pratique du cinéma devient alors un geste à perpétuer, éventuellement par d'autres.
L'utopie, à cet égard, est sous-jacente dans la plupart des films, présente formellement dans l'expérimentation, ou en qualité de sujet, dans son aspect politique, ou encore du côté de l'imaginaire. Rouch considérait le cinéma comme un art qui se construit collectivement. Il a développé un principe dit d'« anthropologie partagée », qui situe l'échange à tous les stades de l'élaboration d'un film : il s'agit de partager avec ceux qui apparaissent à l'écran le champ de la parole et celui de la création (dialogues, scénario, etc.), ainsi que l'expérience du tournage. Il a réalisé des portraits de cinéastes amis (Ciné-Mafia, Ciné-portrait de Raymond Depardon) et multiplié les expériences de réalisation à plusieurs, avec Edgar Morin pour Chronique d'un été, Jacques Doillon et Alain Resnais pour L'An 01, en participant à l'élaboration d'un triptyque – Brise-glace, avec Raoul Ruiz –, ou encore de films à sketches (Gare du Nord dans Paris vu par...). La volonté de Jean Rouch de faire du cinéma un lieu de création collective est avérée, ce que souligne Jean-André Fieschi : « Création collective, improvisation, spontanéité, complicité : sans doute sont-ce là les moyens privilégiés par lesquels Rouch, d'observateur de rites, a franchi la ligne par laquelle il devenait, à sa façon, créateur de rites. »
Petite topographie du continent Rouch
Cette programmation sélective, conçue en regard des différentes ressorties et événements accompagnant le centenaire, s'attache à un corpus de films constituant un pas de côté par rapport aux films les plus connus, tels Les Maîtres fous, Moi, un Noir, Petit à petit, Jaguar, Chronique d'un été ou encore La Pyramide humaine. La (re)découverte de films rares ou récemment restaurés permettra de mettre en lumière la diversité des formes narratives et la prolixité de ce cinéaste amoureux de l'Afrique. Depuis Au pays des mages noirs, son premier film, réalisé en 1946 (remonté et distribué par les Actualités françaises contre le gré de Jean Rouch), jusqu'à En une poignée de mains amies, avec Manoel de Oliveira en 1996, ce parcours se veut une invitation à l'exploration de cette filmographie riche de plus de cent cinquante titres.
Le voyage se fait en Afrique d'abord, de rites magiques et rituels de possession (Le Dama d'Ambara, Initiation à la danse des possédés) en séances de chasse à l'hippopotame ou au lion (Bataille sur le grand fleuve, qui a mené Jean Rouch à élaborer sa théorie du feedback après avoir projeté le film aux Sorko), jusqu'aux films sur les danses et expérimentations rythmiques (La Goumbé des jeunes noceurs, Horendi). Avec Cocorico ! Monsieur Poulet, ethno-fiction peut être moins connue que Jaguar mais non moins aventureuse, Les Deux Chasseurs, long métrage inachevé, offre un regard inédit sur cet aspect de la création rouchienne. On redécouvrira également Babatu, les trois conseils, unique essai de « ciné-histoire » dans sa filmographie, reconstitution inspirée des travaux de l'historien, écrivain et homme politique Boubou Hama.
Quant à l'attachement de Jean Rouch à Paris, il s'exprime à travers des films où point une réflexion liée au cinéma-vérité dans Les Veuves de quinze ans et La Punition, qui lui permet de dénoncer le jeu d'acteur classique et les dialogues écrits à l'avance. On le retrouve aussi là où on s'y attend moins, entre mer et terres finlandaise et iranienne (Brise-glace, Ispahan, lettre persane). Le film Dionysos, objet étrange, insaisissable, à tendance surréaliste, complétera ce panorama inachevé de films indisciplinés. « Grande synthèse de Rouch » pour Gilles Deleuze, ce film sur un mythe révèle l'effet d'hybridation qui joue dans son cinéma, mêlant époque contemporaine et antiquité, ouvriers et universitaires, travail et plaisir, etc. C'est le sens du « filmer par plaisir » qui semble l'emporter chez Rouch ; Jean-André Fieschi relève dans son cinéma « un certain goût du canular et de la mystification qui sont autant de signes d'une enfance préservée et reconduite ». Cet esprit « blagueur », comme le qualifie pour sa part Jean-Luc Godard, va de pair avec un esprit de clan, de complicité avec ses acteurs et collaborateurs. Ce cinéma qui précède, accompagne et devance le cinéma moderne français dans ses aspects théoriques, techniques, esthétiques, narratifs, s'exprime par sa nature tout à la fois éthique et pleine d'humour. C'est surtout un cinéma qui demeure enfantin par ce qu'il garde du goût de l'expérience, de l'effronterie et de l'ambition spontanée, en même temps parfaitement conscient de lui-même et des procédures qui le fondent.
Élise Girard