Joan Crawford
Du 24 avril au 27 mai 2019
Un glamour tellurique
« Nommez-la et gagnez $1 000 ! »
Mars 1925, le magazine Movie Weekly lance un concours national auprès de ses lecteurs : rebaptiser la nouvelle vedette de dix-huit ans de la Metro-Goldwyn-Mayer, Lucille Fay LeSueur. Son futur nom doit être « facile à prononcer et à épeler, et aussi facile à se remémorer ». Un nom qui colle avec la personnalité de cette « parfaite petite Américaine d'aujourd'hui », sportive, énergique et ambitieuse. Étalé sur plusieurs mois, le concours est finalement remporté par une vieille dame d'Albany : la jeune star s'appellera Joan Crawford.
Repérée lors d'un concours de danse par un responsable de la firme au lion, Miss LeSueur est une danseuse qui enchaîne les revues et les concours sans avoir jamais pensé à devenir actrice. Elle ne pense qu'à danser et ce, dit-elle, pour trois raisons : devenir riche, célèbre et parce qu'elle aime ça. Engagée par le studio, Joan Crawford tourne beaucoup, souvent dans des petits rôles de danseuse de revue. Conscient de son potentiel, le directeur de la publicité de la MGM s'occupe de son image et bombarde les magazines de photos et de potins sur la moindre de ses sorties. Elle devient, à cette époque et selon les propres mots de Francis Scott Fitzgerald, l'incarnation idéale de la flapper, « la fille que vous croisez dans des night-clubs branchés, habillée avec la plus grande sophistication, jouant avec son verre avec une expression distante et légèrement amère, dansant merveilleusement, riant beaucoup, avec des yeux larges et blessants. De petites choses avec un talent pour la vie. »1 Our Dancing Daughters de Harry Beaumont (1928), qui suit les affres d'une jeunesse électrique, et Our Modern Maidens de Jack Conway (1929) consacrent ce personnage aux yeux du public.
« Woman's picture » et Grande Dépression
Joan Crawford se voit confier des rôles plus importants. Les films puisent allègrement dans sa trajectoire personnelle et répètent souvent le même canevas : celui d'une jeune fille qui, insatisfaite, s'extrait de son milieu modeste et monte à New York pour vivre la grande vie. Transformation en trois étapes : la factory girl se fait chorus girl et, repérée, devient enfin une lady. En pleine Grande Dépression, Joan Crawford est l'image même d'une Cendrillon moderne, et ses films les plus notables allient le conte de fées à un réalisme âpre. Le woman's picture au temps du pré-code explore frontalement toutes les options qui s'offrent à une femme des années 30 pour s'en sortir économiquement, de la plus sordide à la plus irréelle : coucher pour réussir, se faire entretenir, travailler dur, devenir une femme d'affaires totalement indépendante - Possessed (1931) et Sadie McKee (1934) de Clarence Brown abordent avec une merveilleuse crudité toutes ces facettes.
Se faire un destin
L'argent, la réussite et le travail sont continuellement au cœur de la filmographie de Joan Crawford, et de sa propre vie. Elle se servit de Hollywood pour se réinventer, exorciser le passé et l'insuffisante vie personnelle. Et si l'amour semble être au centre du woman's picture, ce sujet en cache un autre, bien plus impérieux : le bonheur féminin, la réussite individuelle et ce qu'il en coûte pour une femme. Dans la filmographie de l'actrice, on compte une vingtaine de titres qui reprennent la structure du triangle amoureux où elle incarne des héroïnes tiraillées entre deux hommes. Pourtant une étrange dureté se dégage toujours de ses rapports avec eux, une agressivité larvée lui évite de se diluer tout à fait dans le sentiment amoureux et lui permet de faire rayonner son quant-à-soi. Mannequin (1937) de Frank Borzage, Daisy Kenyon (1947) d'Otto Preminger : l'hésitation entre deux amants n'a rien de romantique, elle est pragmatique. Choisir un homme plutôt qu'un autre, c'est avant tout se choisir un destin.
L'invention de soi
De sa date de naissance (1908 officiellement, 1904 ou 1906 selon les biographies) jusqu'à son nom de star, Joan Crawford est un monument érigé à la gloire de l'invention de soi, et sa filmographie raconte l'histoire d'un corps qui se façonne et se transforme, retourne ses complexes en véritables armes de guerre. Ses épaules « larges comme celles de John Wayne », Crawford finira par les assumer, avec la complicité du costumier Adrian, en arborant de larges épaulettes et plus tard des soutiens-gorge coniques qui durcissent sa carrure et font l'effet d'une armure typiquement féminine. Sa large bouche est exacerbée par un rouge à lèvres effet « barbouillé » qui deviendra sa signature, tout comme ses sourcils qui s'épaississent et s'assombrissent au fil des films, jusqu'à devenir deux lignes d'encre calligraphiées au-dessus de son regard – Le Masque arraché de David Miller (1952) est tout entier dévolu à célébrer ce nouveau masque. La Perfide (1950), La Maison sur la plage (1955), Feuilles d'automne (1956) : ses rapports avec les hommes (souvent plus jeunes) se durcissent en même temps que son visage, laissant place à des intrigues où l'amour se formule dans la névrose, la folie et la paranoïa – autant d'états-limites qui ne font qu'exacerber l'éternelle guerre des sexes. Le film noir parasite le woman's picture.
Une actrice muette
Mildred Pierce (1945) de Michael Curtiz inaugure les années Warner jusqu'en 1952, date à laquelle Crawford devient indépendante. Pugnace, obsédée par le perfectionnement, Crawford traverse les décennies et fait mentir l'idée qu'une actrice ne trouve plus de rôles puissants avec l'âge, même si elle avoue lucidement n'avoir joué dans aucun bon film après Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962), stupéfiant jeu de massacre en compagnie de sa rivale Bette Davis, orchestré par Robert Aldrich. Avec le temps, la star se raffermit, joue mieux, le less is more devient enfin une seconde nature, une manière soudaine d'habiter les films plus naturellement que la vie. Sa signature : faire coexister glamour et réalisme. Elle incarne des femmes terriennes issues de la classe moyenne et s'affaire en cuisine dans des tenues beaucoup trop sophistiquées. Bien enraciné dans le réel, son jeu gagne en abstraction et déploie toutes ses ressources dans des parenthèses purement muettes où l'effroi lui fait traverser toute une palette d'expressions – le gros plan est alors son meilleur allié. Johnny Guitar (1954), film parlant mais finalement muet, western tellurique, est le plus bel écrin qui soit à ses humeurs d'actrice de cinéma muet. Cascade, roches, incendie, explosions, tempête de sable figurent le paysage mental et affectif de Vienna et de sa pire ennemie Emma. Plantés au milieu de nulle part, Vienna et son saloon, Mildred et son diner. La figure de l'héroïne qui s'isole entre quatre murs revient souvent : l'image d'une féminité brisée et néanmoins insubmersible.
Murielle Joudet
1. Joan Crawford, A Portrait of Joan: The Autobiography of Joan Crawford, Doubleday, 1962.