Joe Dante
Du 1 mars au 1 avril 2017
Créatures infernales
Le cinéma de Joe Dante représente de façon exemplaire un monde de l'enfance dénué de toute illusion, une enfance travaillée par une rage hilare et par toutes sortes de mauvaises pulsions, sans doute typique d'un moment de l'Amérique durant lequel une forme de pop culture cinématographique se mêlait à un désenchantement des temps. Un moment où tout autant l'innocence classique que la promesse d'un renouveau se dissolvaient progressivement dans la brutalité d'une Histoire sans pitié.
À l'école de la série B
Ça commence avec Roger Corman, évidemment, l'avisé et roublard producteur de films de série B, de bandes d'exploitation fauchées, parrain de toute une génération de réalisateurs à qui il aura mis le pied à l'étrier en leur apprenant à se débrouiller avec des moyens ridicules et des mythologies dérisoires, à boucler un film en un temps record. Le jeune homme de Morriston, New Jersey, a donc débuté sa carrière à Hollywood comme monteur de bandes-annonces chez Corman. Hollywood Boulevard, son premier long métrage, coréalisé par Allan Arkush en 1976, apparaît, avec le recul et un brin de mauvaise foi, comme un véritable programme. Mise en abîme rigolarde et sexy de la production du prince du cinéma grindhouse, le film recycle stock-shots maison où s'entremêlent les différentes spécialités locales (films de prison de femmes tournés aux Philippines, courses de voitures, slasher) avec une intrigue plongeant une jeune aspirante-comédienne dans l'enfer des productions cheap. Collages divers et images affriolantes de figurantes dénudées se côtoient au cœur d'un carnaval déluré. Paul Bartel incarne un cinéaste avouant, comme projet artistique, ne pas vouloir faire de films sur la condition humaine mais sur des nichons et des culs (« tits and ass »). Une époque où sexe et érotisme semblaient des jeux d'enfants. Dante, comme il le déclarera, est lui-même l'auteur du gag qui conclut la première séquence : une parachutiste s'écrase lamentablement au sol, laissant un trou de la forme d'un corps, authentique vision de dessin animé qui indique déjà à la fois une des influences du cinéaste tout autant que sa conception du cinéma. Toujours tourné pour Corman, Piranhas, en 1978, reprend les ficelles du film catastrophe écologique, réalisant une bande de terreur féroce et réjouissante, marquée par les révoltes de la contre-culture tout autant que par une mauvaise jubilation. Hurlements, récit de loups-garous questionnant le rôle des médias (future constante de l'œuvre du cinéaste) et les utopies de la décennie précédente, paiera son tribut au cinéma d'épouvante qui constitue, à ce moment-là, une des dimensions les plus politiquement audacieuses d'un cinéma américain progressivement atteint par un reflux idéologique et moral qui va contraindre Dante à ruser pour ses films suivants. Gremlins, produit par la Warner en 1984, est un conte de Noël pervers, à la fois conforme aux exigences du genre et en même temps doucement subversif, dévoilant progressivement un besoin vital et enfantin de destruction. C'est un succès commercial.
Un réel devenu irréel
Le cinéma de Joe Dante sera désormais caractérisé par le recours permanent à une mémoire qui serait celle d'une culture populaire emmagasinée depuis toujours et maintenant exhibée comme un instrument critique, à la fois esthétique et politique. Explorers, en 1985, montre des enfants confrontés à des extra-terrestres qui n'ont, comme vision de la terre, que celle proposée par les émissions télévisées, métaphore du monde vu par les films de Joe Dante. L'imaginaire enfantin devient un des éléments les plus importants d'une œuvre qui, par ailleurs, n'hésite pas à affronter une réalité prosaïque, voire tragique. Dans ce recours analytique permanent à diverses références culturelles, il n'est ainsi pas étonnant que le cartoon constitue l'élément majeur du cinéma de l'auteur de Gremlins. Certes, le dessin animé fait, depuis les années 1980, partie d'une des influences majeures, avec d'autres généalogies exogènes, du cinéma hollywoodien, notamment à grand spectacle. Mais dans les films de Dante, la plasticité invincible des corps, l'apesanteur, le saccage orgiaque forment un univers presque abstrait au sein duquel se met en place une vision très caustique de l'Amérique contemporaine. L'enfance comme critique radicale.
Les créatures imaginaires cohabitent désormais avec les être réels. Les Gremlins vont revenir, en 1990, pour une sequel qui va s'en prendre à un capitalisme moderne s'appuyant sur un usage post-humain de la technique, les bestioles de dessin animé (Daffy Duck et Bugs Bunny) vont se mêler aux humains (Les Looney Tunes passent à l'action en 2003), les jouets vont prendre vie pour dénuder l'imaginaire guerrier de la société (Small Soldiers en 1998), les soldats morts de la guerre en Irak, devenus zombies, vont revenir pour participer aux élections (Vote ou crève en 2005). Certes, on pourrait se dire qu'une telle volonté d'inscrire l'irréalité « cartoonesque » ou cinéphilique dans la réalité même ne serait qu'une manière habile et finalement peu dangereuse de s'attaquer aux maux contemporains. Ce serait ne pas comprendre que l'irréalité, ou plutôt ce qui semblait ne relever que du fantasme enfantin ou du cauchemar puéril, a depuis longtemps contaminé le monde authentique. La force du cinéma de Joe Dante ne consiste pas à enchanter une réalité sinistre par le recours aux mythologies (positives ou négatives) de l'enfance. Elle consiste plutôt dans une manière de montrer comment l'irréel fait désormais partie du monde réel, un monde entièrement « médiatisé ». Après tout, un milliardaire grossier et grimaçant, aux cheveux orange, produit de la télé-réalité, parvenant au pouvoir suprême aux États-Unis, ce pourrait-être le scénario d'un film de Joe Dante.
Jean-François Rauger