John Cassavetes

Du 30 mai au 22 juin 2019

John Cassavetes, le cinéma comme dette d'honneur

D'abord comédien, au théâtre puis pour le petit écran, John Cassavetes (1929-1989) ne cessera de jouer pour les autres, chez Aldrich (Les Douze salopards), Polanski (Rosemary's Baby) ou De Palma (Furie). Dès sa première réalisation (Shadows, 1958), qui lui apporte une renommée internationale, il se confronte au système hollywoodien et se pose en fer de lance d'un certain cinéma indépendant, nouvelle vague new-yorkaise qui trace le sillon d'un cinéma libre et réaliste. Travailleur méticuleux et acharné, il place l'acteur au centre de son œuvre. Pour lui, la création est collective : auteur d'une douzaine de longs métrages, il se constitue une famille de cinéma, de Gena Rowlands, épouse et inspiratrice, aux amis fidèles, Ben Gazzara, Seymour Cassel ou Peter Falk.

Le monteur par excellence

Loin des légendes de l'improvisation nées de sa virtuosité stylistique, l'œuvre de John Cassavetes doit tout aux exigences de sa méditation formelle. Si l'on en doutait, il suffit de se souvenir de quatre épisodes créateurs.

1957-1959. Pendant deux ans, Jonas Mekas travaille à défendre Shadows (1957) : grâce à lui, le film reçoit la First Independent Film Award de Film Culture et John Cassavetes devient l'emblème du cinéma indépendant américain. Mais Cassavetes tourne de nouvelles scènes et remonte le film : c'est la version seconde de Shadows, celle que nous connaissons depuis – la première étant retrouvée mais pour l'heure sous séquestre.

1968. Faces est projeté à Beverly Hills, Toronto puis Montréal où, raconte le fidèle producteur, directeur de la photographie, monteur et acteur Al Ruban, le public, « à six heures du matin, applaudissait encore »1. Mais cela ne satisfait en rien Cassavetes, qui rentre à Los Angeles pour remonter le film.

1969. Peter Falk révèle l'existence de quatre versions pour Husbands : les trois premières privilégient l'un des protagonistes, la dernière les rassemble comme groupe2. « C'était magnifique, non ? », lui dit Cassavetes à propos d'une version que chacun croyait finale. « Souviens-t'en bien, parce que tu ne la reverras jamais plus. »

1976-1978. Lorsque ses premiers spectateurs lui font remarquer que The Killing of a Chinese Bookie manque de clarté, John Cassavetes à nouveau part en remontage : mais c'est pour rendre le film encore plus obscur, conflictuel et théorique.

Peut-on se montrer moins soucieux d'approbations et de lauriers, plus exclusivement absorbé dans son propre projet artistique ? Ainsi Cassavetes reste-t-il fidèle à son manifeste inaugural, « What's Wrong With Hollywood » : « Sans la créativité de l'expression individuelle, nous sommes livrés à un médium de fantaisies insignifiantes qui n'apporte rien sinon une touche de distraction dans un monde déjà distrait. La solution ne doit pas être laissée aux mains des hommes d'argent, car leur désir de succès matériel épuise tout à fait leur volonté de réaliser. La solution doit venir de l'artiste lui-même. Il doit prendre conscience que la faute lui incombe : que l'art et le respect dû à sa vocation d'artiste relèvent de sa seule responsabilité. »

D'où proviennent une telle énergie, une telle constance, cette foi inébranlable dans la liberté créatrice individuelle ?

Le « fonds culturel grec »

À titre d'hypothèse, on peut avancer que celles-ci s'enracinent dans l'héritage familial. Le père de John Cassavetes, Nicolas John Cassavetis (orthographe originelle de ce nom), né en 1893 à Larissa en Thessalie (Grèce), émigre aux États-Unis en 1907, à l'âge de quatorze ans ; il s'installe à Providence, RI, puis à New York, où il travaille dans l'immigration et le tourisme gréco-américain. En 1919, dans le cadre de la Conférence pour la Paix de Paris, engagé dans la défense de la minorité grecque résidant en Albanie, il rédige un rapport sur la question de l'Épire du Nord. L'Épire est cette antique région grecque que la fin de la Première Guerre mondiale va dramatiquement scinder en deux : l'Épire du Sud reste à la Grèce, tandis que l'Épire du Nord revient à l'Albanie. Nicolas Cassavetis signe ce rapport en tant que « secrétaire honoraire de l'Union américaine pan-épirotique », il y énumère les atrocités et massacres commis par les Albanais grâce à des témoignages et lettres collectées pour l'occasion. La famille Cassavetis, dépositaire de ce désastre géopolitique méconnu, observe la diaspora épirote aux États-Unis, on y dénombre 30 000 réfugiés en 1919.

John, quant à lui, naît à New York le 9 décembre 1929 : la famille Cassavetes repart en Grèce et John ne revient aux États-Unis qu'à l'âge de huit ans. « On m'a dit alors qu'à l'école je ne savais pas parler anglais, je ne connaissais que le grec ». Si la Grèce laisse peu de traces iconographiques dans son œuvre – au contraire par exemple de l'Italie pour son ami Martin Scorsese dont il aida les débuts –, John Cassavetes retient sans doute beaucoup de ses origines et du modèle paternel : une vision hautement citoyenne du rôle de l'artiste dans la société, des réflexes d'investigation approfondie sur les notions de sujet, d'individu et de communauté, des idéaux d'intégrité artistique inaliénable. « Le fonds culturel grec, c'est la liberté », déclare-t-il en commentant le coup d'État militaire de 1967.

Honorer ses responsabilités

Que retenir de cette ascendance historique ? Une sensibilité manifeste à la question des minorités, qui détermine le sujet même de Shadows, consacré au racisme ; un sens inné de l'altruisme et des devoirs vis-à-vis de ses semblables. John Cassavetes a souvent raconté que, lorsqu'il fit part à son père de son désir de devenir acteur, au lieu de s'en offusquer comme bien des parents à l'époque, Nicolas Cassavetis lui répondit : « C'est une grande responsabilité que de représenter l'humain. » Honorer une telle responsabilité : non seulement chaque film et geste artistique de John s'y emploiera sans faille, mais l'entreprise suppose de saluer ce qui, dans l'humain, s'avère honorable – et mérite bien alors de se voir inondé dans des torrents d'amour. Pour le reste, qu'il sombre dans l'alcool.

Nicole Brenez


1. John Cassavetes, « Faces from My Point of View », Faces, The New American Library, 1970, p. 15.
2. Doug Headline, Dominique Cazenave, John Cassavetes, Portraits de famille, Ramsay Cinéma, 1994, pp. 173-174.

Autour de John Cassavetes

Partenaires et remerciements

Danielle Anezin, Ciné Sorbonne, Cinémathèque de Toulouse, Cinémathèque du Luxembourg, INA, Institut Lumière, Mission Distribution, Orly Films, Park Circus, Splendor Films, Warner Bros Picture France.