L'édition 1969 de la Quinzaine des réalisateurs
Du 28 mars au 3 mai 2018
C'était un temps déraisonnable
Dans la partie du globe que l'on appelait alors le tiers-monde, des dirigeants soutenus par leurs peuples se soulevaient contre l'autorité de l'oncle Sam. En Europe de l'Est, avant tout à Prague, les autres maîtres de la planète, Brejnev et ses camarades cacochymes du Kremlin, étaient visés par tous ceux qui sentaient bien que le socialisme « réel » n'était qu'une saloperie d'escroquerie dont ils étaient les victimes... À l'Ouest, les futures élites descendaient dans la rue contre la société de consommation et de Gaulle, et la démocratie chrétienne, et Franco, et Salazar, les néonazis, l'impérialisme américain... En France, en Italie, en Espagne, ces étudiants n'étaient pas seuls : les ouvriers aussi battaient le pavé, occupaient les usines et se mettaient à imaginer un monde différent. Un rêve que leurs camarades bourgeois n'allaient pas tarder à trahir, mais ceci est une autre histoire...
Dans cette agitation universelle, le cinéma ne fut pas en reste. Un peu partout, un nouveau souffle balaya les écrans, avec un style, des partis pris inédits et un intérêt (à la différence de la Nouvelle Vague) pour les problèmes politiques et sociaux du temps. Ce fut donc l'époque du Cinema Novo brésilien avec ses héros et hérauts, Glauber Rocha, Ruy Guerra, Nelson Pereira Dos Santos, Carlos Alberto Saraceni, Joaquim Pedro de Andrade... qui, depuis le tournant des années 1960, transformaient déjà en profondeur le cinéma latino-américain... En Italie, le Cinema Nuovo essayait d'unir les amoureux du cinéma et de la « révolution » de la Péninsule avec Prima della Rivoluzione de Bernardo Bertolucci ou Les Poings dans les poches de Marco Bellocchio. Et des jeunes cinémas comme ceux-là, il y en eut également au Canada (surtout au Québec), au Mexique, au Japon, en Afrique, aux États-Unis, en Inde... et même en Suisse. Ce n'était plus une Tricontinentale mais une Quadri-, sinon une Quinqua-continentale, qui se levait. Ces tendances nouvelles, et les jeunes réalisateurs qui les portaient, se manifestèrent pendant ces années 60 excitées.
L'Utopie 69, ou 65 films en 15 jours
Elles hantèrent l'assemblée nerveuse qui, en mai 68, mit à l'arrêt le Festival de Cannes. Et elles se manifestèrent de nouveau, l'année suivante, quand un nouveau festival, appelé alors « Cinéma en liberté », la Quinzaine des Réalisateurs, établit ses quartiers dans des salles de la sous-préfecture des Alpes-Maritimes. 1969... Cinéma en liberté... La Quinzaine des réalisateurs est dirigée dans sa première année par un jeune cinéphile de 26 ans, Pierre-Henri Deleau. Il est aidé par quelques réalisateurs qui viennent de créer la Société des réalisateurs de films, surtout par Jacques Doniol-Valcroze... Ils ont comme idée de montrer des films dirigés par ces nouveaux cinéastes du monde. Et aussi de les faire se rencontrer, de leur permettre de voir les films des autres, de construire une sorte de creuset, un lieu de rencontres, de fraternité, de découvertes... Ils vont y arriver, du moins au début... Qu'y avait-il lors de cette première Quinzaine, celle de 1969, que la critique française (à part Jean-Louis Bory) bouda mais que les professionnels étrangers de tout poil fréquentèrent dès l'abord avec passion ? 65 longs métrages étaient au programme... Ce qui voulait dire que le public allait dévorer du film sans aucun frein.
La Cinémathèque française ayant eu la riche idée de réaliser un « fac-similé » de l'édition (autant qu'il est possible, car malheureusement, en cinquante ans, des films ont disparu), le public de 2018 pourra (re)découvrir ces films et imaginer cet élan, ce souffle puissant qui traversait le cinéma. Avec, par exemple, La Première charge à la machette de Manuel Octavio Gómez, le film qui fit l'ouverture, tout à fait improvisée, de la première Quinzaine, par la grâce de l'ambassadeur de Cuba en France de l'époque. Celui-ci n'était autre que le grand écrivain Alejo Carpentier, et il avait décidé qu'il fallait aider cette nouvelle section rebelle de Cannes. La Première charge... étonna et enthousiasma, avec son noir et blanc, énergique imitation de la texture et des contrastes des « daguerréotypes » de l'époque de l'action, le XIXe siècle, 1868, pour être plus précis.
Si tous les films du monde voulaient se donner la main
Il y avait (et donc il y aura) aussi Le Journal du voleur de Shinjuku et La Pendaison, deux des longs métrages les plus célèbres de Nagisa Oshima, alors jeune cinéaste, nippon ni conformiste, et qui allait devenir l'un des piliers de cette nouvelle Quinzaine. Et puis d'Italie débarquaient Partner de Bernardo Bertolucci, Capricci et Notre-Dame des Turcs de Carmelo Bene.
Les cinéastes d'Europe de l'Est étaient aussi présents. Les Tchèques Evald Schorm avec Cinq filles sur le dos, Jaroslav Jaroslav Papoušek, un proche de Miloš Forman et d'Ivan Passer, avec Le Plus bel âge, et František Vláčil avec Marketa Lazarová.
Vinrent aussi la Hongroise Márta Mészáros et son compatriote Miklós Jancsó (Sirocco d'hiver), alors au sommet de leur réputation.
Et le Catalan (on disait alors Espagnol) Pere Portabella avec Nocturno 29.
Et puis l'Argentin Hugo Santiago, avec Invasion, coécrit par le réalisateur avec rien moins que Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares...
Et les films québécois de Gilles Carles (Viol d'une jeune fille douce), de Michel Brault (Entre la mer et l'eau douce) et de Jean-Pierre Lefebvre (Jusqu'au cœur). Lefebvre, un réalisateur oublié aujourd'hui, mais dont on prisait alors fort le cinéma...
Et d'autres films encore venant des États-Unis (de Susan Sontag et de Roger Corman), de Suisse (Francis Reusser), et du Brésil (à sa tête Glauber Rocha avec un film déjà ancien, Barravento réalisé en 1962)...
Et, évidemment, les Français : de Philippe Garrel, qui y inaugura sa filmographie avec Le Lit de la vierge, à Pierre Kast avec son adaptation de Drôle de jeu de Roger Vailland, de Luc Moullet (Les Contrebandières) à Marcel Hanoun (L'Été), de Robert Bresson (Une femme douce) à André Téchiné (Paulina s'en va). Et aussi Louis Malle (Calcutta), et encore Acéphale de Patrick Deval (du groupe Zanzibar), Le Cinématographe de Michel Baulez – alors partisan de l'« acinéma » –, Mai 68, la belle ouvrage de Jean-Luc Magneron, La Poupée rouge de Francis Leroi...
J'en oublie, forcément, que vous pourrez admirer sur l'écran de la Cinémathèque. Et découvrir ainsi que si cette généreuse Quinzaine avait une ligne, celle-ci n'était pas droite.
Édouard Waintrop
Délégué général de la Quinzaine des réalisateurs