Lee Chang-dong
Du 28 août au 2 septembre 2018
La vérité de l'invisible
La puissante dimension romanesque du cinéma de Lee Chang-dong repose d'abord sur le fait qu'il semble se jouer des catégories cinématographiques toutes faites, celles qui font écrire aux critiques que le cinéaste réalise des mélodrames ou bien qu'il y aurait des éléments provenant de la comédie dans ses films, banal aveuglement face à l'alliance toute particulière du dramatique et du dérisoire, du pathétique et du trivial qui caractérise son œuvre. Elle tient aussi au fait que les déterminations de l'Histoire contemporaine de la Corée du Sud et de sa société n'aliènent jamais la singularité insécable de ses personnages. De ce rapport, toujours complexe, entre la fiction et l'Histoire, c'est sans doute son second film Peppermint Candy (2001) qui en fut le plus conscient, qui en fit même l'objet d'une expérimentation un peu théorique. En racontant, dans une succession de séquences se présentant à rebours de l'ordre chronologique, l'histoire de son personnage principal, le cinéaste semblait chercher une cause primitive peut-être introuvable, celle qui devait mettre à nu la vérité d'un homme « conformiste » (au sens où l'entendait Moravia), c'est-à-dire d'un individu qui, par ses choix, allait pouvoir confondre son existence avec la société et ses métamorphoses, de la répression politique (il s'engage dans la police) à l'explosion économique (il devient homme d'affaires), soit durant les vingt années qui allaient suivre la fin des années 1970, du massacre de Gwangju au désenchantement suivant l'instauration de la démocratie.
Culpabilité
Mais la quête profonde des causalités qui sous-tendent Peppermint Candy est sans aucun doute celle d'une faute originelle peut-être, une manière de définir une culpabilité construite par l'acceptation d'une situation inhumaine, celle qui consiste plus largement à trouver des accommodements avec la loi, et même, plus largement, avec les règles d'une sorte de décence commune que peu d'individus semblent respecter. Le cinéma de Lee Chang-dong est marqué par la culpabilité. Green Fish (1997) trace ainsi le parcours d'un jeune homme qui croit trouver, en intégrant un clan de gangsters, la communauté qui lui fait défaut, préférant l'illégalité à la fausse chaleur d'une famille déglinguée. Le couple bizarre formé par le jeune homme naïf et la jeune fille atteinte de paralysie cérébrale dans Oasis (2002) a peut-être été le fruit d'une série d'événements produits par le mensonge (le jeune homme est allé en prison à la place de son frère, le frère de la jeune femme profite frauduleusement d'un logement réservé aux handicapés). L'argent ne contamine-t-il pas et n'empoisonne-t-il pas ainsi les rapports entre les individus ? Lorsque les parents des gamins responsables du viol d'une écolière suicidée dans Poetry tentent d'étouffer l'affaire en dédommageant la mère de celle-ci, s'invite l'intuition d'une valeur d'échange de la culpabilité elle-même. Et lorsque la mère du jeune garçon assassiné de Secret Sunshine (2007) entend de la bouche du meurtrier de son fils qu'il a eu la révélation d'un pardon divin, n'a-t-elle pas soudainement conscience que la foi est tout autant une manière très prosaïque de supporter le deuil et l'absence qu'un moyen commode et égotiste de vivre (c'est-à-dire de s'en débarrasser) avec ses propres fautes ?
Sans famille
Les personnages des films de Lee Chang-dong sont en quête d'attache, d'adoption, de communauté, de famille, condition essentielle de leur identité. Or cette condition leur est la plupart du temps refusée ou rendue difficile, sans doute parce que la famille elle-même est à la source des angoisses et des névroses qui la font désirer. La famille est souvent dispersée, éclatée, dysfonctionnelle. Le jeune garçon de Poetry vit chez sa grand-mère Mija, loin de sa mère installée à Pusan depuis son divorce. Le personnage principal de Secret Sunshine a perdu son mari avant de perdre son fils. La communauté chrétienne vers laquelle elle se retourne semble vouloir l'accueillir en son sein avant qu'elle ne se rende compte de la duperie morale dont elle est la victime. Le jeune homme, fraîchement démobilisé, de Green Fish espère trouver dans la fraternité brutale des gangsters de son patelin la solidarité fondamentale qui lui manque, remplacée par un chaos domestique qui s'exprime de façon quasi burlesque lors de pique-niques dominicaux. Le héros d'Oasis est, quant à lui, rejeté par les siens, dont pourtant, en se dénonçant à la place de son frère, en endossant la responsabilité d'une mort provoquée par un accident de la route, il a sauvé l'honneur. Perdu au cœur d'une société prisonnière des « eaux glacées du calcul égoïste », les héros des films de Lee Chang-dong ne semblent avoir pour eux que la candeur la plus brute ou le sens inné d'une décence élémentaire si bien incarné par Mija, la vieille dame de Poetry, ou Jong Chan, l'amoureux maladroit et laborieux de Secret Sunshine interprété par le génial Song Kang-ho. L'apparente pureté morale (qui frise parfois l'idiotie) des personnages des films de Lee Chang-dong ne constitue pas seulement une manière de se distinguer d'individus qui ne sont plus guidés que par leurs intérêts mais aussi une façon, plus fine peut-être, d'observer, de scruter le monde, c'est-à-dire de le ressentir. C'est le sens donné à la poésie dans Poetry. Celle-ci, avant d'être l'objet d'une pratique, oblige à voir. La transformation de Mija passe par le regard qu'elle porte sur son petit-fils dont elle découvre l'abjection derrière la mollesse de caractère, sur le vieil homme paralysé, en quête d'une ultime secousse sexuelle, dont elle s'occupe, sur la mère de la jeune morte avec qui elle échangera des banalités sur la maturation des abricots.
La foi donne aux êtres la possibilité d'accéder à un monde invisible, comme l'affirme la prosélyte pharmacienne chrétienne de Secret Sunshine. Mais le monde invisible dont le cinéma de Lee Chang-dong contient la promesse ne se réduit pas à une chimère destinée aux individus en quête de consolation. Il désigne un univers virtuel, insaisissable, qui hante le dernier film en date du cinéaste, Burning, tragédie du doute et de la différence de classe. Un monde invisible que seuls peuvent saisir les cinéastes les plus acharnés à atteindre une perception fine du réel.
Jean-François Rauger