Louis Malle
Du 14 mars au 1 avril 2018
L'Aventurier désenchanté
Au milieu des années 1950, à Paris, une bande de jeunes gens d'une vingtaine d'années avait une soif inextinguible de cinéma. Certains étudiaient à l'Idhec (pré-Fémis), d'autres étaient assistants réalisateurs. Parmi eux se dessinait un quatuor amical dont les quatre membres, Alain Cavalier, Jean-Paul Rappeneau, Philippe Collin et Louis Malle, rêvaient de faire un jour leur premier long métrage. Tous finirent par y arriver mais c'est le dernier cité, enfant d'une très grande famille d'industriels du sucre du Nord de la France (Béghin), qui franchit le premier la ligne d'arrivée. Avec une expérience intrigante, inattendue, celle de coréaliser avec Jacques-Yves Cousteau un film dans et sur les fonds sous-marins qui, surprise supplémentaire, obtint une Palme d'or à Cannes : Le Monde du silence.
Quelque temps plus tard, on retrouve notre cinéaste débutant sur les Champs-Élysées, la nuit, filmant sans fard le visage et le corps d'une jeune actrice en devenir, Jeanne Moreau. Dans la nuit du 3 octobre 1957, bien avant À bout de souffle de Godard qui reprendra le même dispositif de prises de vues, Louis Malle et son chef opérateur Henri Decaë remettent le cinéma au cœur de la rue, en tournant plusieurs scènes au moyen d'une voiture d'enfant poussée par un assistant, sans autre éclairage que les vitrines des magasins. Louis Malle prend ainsi sa part dans l'avènement d'une nouvelle vague cinématographique avec ce thriller tendu comme un arc, transfiguré par les improvisations de Miles Davis.
Avec son film suivant, Les Amants, sélectionné au Festival de Venise, naît la réputation d'un cinéaste sulfureux, désireux de provoquer. En cause dans ce récit d'adultère, un érotisme aujourd'hui désuet, mais qui dérogeait alors aux codes des bonnes mœurs de la société et du cinéma de l'époque.
Traces autobiographiques
Louis Malle, cinéaste controversé. Cette image qui lui collera à la peau avec des films aussi différents que Le Souffle au cœur (évoquant l'inceste entre une mère et son fils), Lacombe Lucien (comment un jeune homme, ne réussissant pas à entrer dans la Résistance, bascule dans la Collaboration à la fin de la Seconde Guerre mondiale), ne doit pas masquer son désir constant de rébellion, par-dessus tout sociale, contre la bourgeoisie, son milieu d'origine, avec toutefois la conscience d'en faire partie à vie. Une rébellion paradoxale plus largement érigée comme totem, inscrite au sein même d'une filmographie mouvante, mais cohérente, où chaque film semble avoir été fait contre l'autre. Tout tiendra dans la définition du contre, signifiant aussi bien en opposition, que « proche de ».
L'autobiographie court dans les récits, les plans et les personnages des films de Louis Malle. Alain Leroy ou Georges Randal par exemple, deux des figures secrètement proches du cinéaste, incarnés par Maurice Ronet dans Le Feu follet (1963) et Jean-Paul Belmondo dans Le Voleur (1967). Louis Malle avouait une fascination pour le suicide. Il ne passera pas à l'acte, mais réalisera ce film sur les vingt-quatre dernières heures de la vie d'un homme qui va de refus en refus tout en sachant qu'il va mourir. Leroy affiche sa mélancolie dans les rues de Paris pour ce qui est l'un des films les plus forts de Louis Malle. Le Feu follet continue de marquer toutes les générations, Joaquim Trier lui rendant par exemple hommage dans Oslo 31 août (2011). Dans Le Voleur, pas de suicide final mais une forme de désenchantement tenace dans son obstination vaine à vouloir voler les autres. Malle reconnaissait que Le Feu follet, tout comme Le Voleur, étaient peut-être ses films les plus personnels. La part autobiographique se retrouve aussi à travers les récits de perte d'innocence de ces nombreux films où enfants comme adolescents découvrent l'ambiguïté et la férocité du monde dans lequel ils vivent. Citons-en trois, très marquants : Le Souffle au cœur, qui reconstitue avec précision l'univers de l'enfance du cinéaste, Lacombe Lucien, et son jeune paysan rustre égaré dans une France rurale veule et noire, et puis bien sûr, Au revoir, les enfants, ce film caché au fond de son âme et qu'il ne concrétise qu'à la fin des années 1980. Il raconte comment l'un de ses camarades d'enfance, juif, a été arrêté par la Gestapo en même temps que le responsable du collège catholique où il étudiait alors. Au revoir, les enfants, sorti en octobre 1987, sera pour Malle le film de la reconnaissance, pour le public, les critiques, les professionnels (sept Césars !).
Un appétit documentaire
Louis Malle, qui a rêvé un jour d'adapter Joseph Conrad, s'est souvent tourné vers des pays étrangers dès qu'il avait le sentiment de ne plus trouver l'inspiration en France. On pourrait presque dire que son cinéma s'est constamment régénéré au contact d'autres civilisations, d'autres sociétés, d'autres cultures. En octobre 1967, il part pour New Delhi, invité à présenter ses films. Le choc qu'il ressent alors, durant ce bref séjour, le pousse à rester là-bas plus longuement. Avec une équipe, il entreprend des prises de vue qui déboucheront sur un long métrage, Calcutta, et une série pour la télévision, L'Inde fantôme. Il fait partager ses interrogations devant le mystère du pays, tout comme sur le film qu'il est en train de faire.
Ce voyage en Inde déclenchera en lui un appétit documentaire très vivace, de Place de la République et son cinéma direct « poussé à l'extrême » dans la France de Giscard à sa réflexion sur le rêve américain en 1986 (À la poursuite du bonheur). La fin des années 1970 a vu Louis Malle partir vivre et travailler aux États-Unis. Il est l'un des seuls cinéastes français à avoir construit sa propre filmographie américaine, avec des sujets solides prêtant à débat (la prostitution enfantine dans La Petite, le conflit entre des réfugiés vietnamiens et la communauté de pêcheurs d'un petit port texan dans Alamo Bay), une réinterprétation personnelle des mythologies américaines (Atlantic City) et des expérimentations formelles entre théâtre et cinéma (My Dinner With André, Vanya, 42ème rue). C'est aux États-Unis que Louis Malle meurt en 1995, après avoir réussi son retour en France avec des films intimes et populaires (Au revoir, les enfants, Milou en mai). Avec sa disparition s'est éteinte une œuvre qui n'a peut-être pas encore livré tous ses secrets, et qui derrière son obsession de la diversité et de la provocation ressemblait trait pour trait à son auteur, aussi sombre qu'enthousiaste : en associant la première réplique de son premier « vrai » film, Ascenseur pour l'échafaud et la dernière de son dernier film, Vanya, 42ème rue, se dévoile le portrait d'un homme toujours amoureux, hanté par ses fêlures : « Je t'aime, je ne te quitterai pas / Je sais que tu n'as pas connu de joie dans ta vie, mais attends seulement, attends, nous devons nous reposer. »
Bernard Payen