Max Ophuls
Du 29 novembre au 31 décembre 2017
Grand style
Max Ophuls concevait le cinéma comme un art du spectacle. Un art de l'espace et du mouvement, susceptible de s'allier à la littérature et de s'inspirer des arts plastiques, mais un art qu'il pratiquait aussi comme un art du temps, apparenté en cela à la musique, car il était de ceux – les artistes selon Nietzsche – qui sentent « comme un contenu, comme "la chose elle-même", ce que les non-artistes appellent la forme. »
Né Max Oppenheimer en 1902, il est d'abord acteur, puis passe à la mise en scène de théâtre, avant de réaliser ses premiers films entre 1930 et 1932, l'année où, après l'incendie du Reichstag, il quitte l'Allemagne pour la France. Naturalisé français, il doit de nouveau s'exiler après la défaite de 1940, travaille quelques années aux États-Unis puis regagne la France.
Les quatre périodes de l'œuvre
Dès 1932, Liebelei donne le ton. Une pièce d'Arthur Schnitzler, l'euphémisme de son titre, « amourette », qui désigne la passion d'une midinette s'achevant en tragédie, et la Vienne de 1900 où la frivolité contraste avec la rigidité des codes sociaux. Exilé, Ophuls tourne en Italie La Signora di tutti et s'y montre aussi inspiré dans la romance que dans le pathétique du mélodrame. En France, il collabore avec Colette pour Divine, puis réalise notamment un beau Werther d'après Goethe, avant de se réfugier à Hollywood, où il imprime sa marque à un film de cape et d'épée, L'Exilé, et à deux films noirs : Caught et Les Désemparés, dont les héroïnes (Barbara Bel Geddes, Joan Bennett) sont prises au piège des situations périlleuses qu'elles ont elles-mêmes créées. Mais c'est le mélodrame, d'esprit européen, qu'Ophuls porte à son point de perfection en adaptant le roman de Stefan Zweig Lettre d'une inconnue. L'héroïne (Joan Fontaine) y écrit à l'amant insouciant et volage qui l'a oubliée, lui révélant l'amour éperdu dont il fut l'objet dans une vie, récapitulée en flash-back, que la mort va sous peu transformer en destin. C'est le premier sommet de la ligne de faîte que forment avec lui ceux de la seconde période française. D'abord La Ronde, où s'ajoute aux personnages de la pièce de Schnitzler un meneur de jeu qui rompt l'illusion et fait tourner le manège social et libidinal. Ensuite, Le Plaisir, où celui-ci est confronté à l'amour, à la pureté et à la mort en un admirable triptyque inspiré par trois contes de Maupassant organiquement reliés par la présence et la voix envoûtante de Jean Servais incarnant l'auteur. Madame de..., enfin, petit roman de Louise de Vilmorin dont Ophuls retient l'intrigue, jugée « astucieuse », et le motif de la vacuité d'une existence en apparence éclatante pour en faire un chef-d'œuvre qui marque l'accomplissement de son style. Car avec Lola Montès s'amorçait ce qui aurait dû être une nouvelle phase de son travail. Il y découvrait les ressources du CinemaScope et de la couleur, et les exploitait avec une inventivité qui enthousiasma les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague mais déconcerta la critique et le public. Un deuxième film en couleur, consacré à la vie de Modigliani, était en préparation quand, à cinquante-cinq ans, Ophuls fut emporté par une maladie. Quatre ans plus tard, Jacques Demy lui dédiait sa Lola.
Les visages de l'amour
Le titre du livre de Stendhal que lit le « jeune monsieur » de La Ronde : De l'Amour, pourrait convenir à une œuvre qui gravite autour de la relation amoureuse en ses différents aspects et phases. Qu'il s'agisse d'idylle, de passion – partagée ou non, et souvent mortelle – ou de désir et de plaisir dissociés de l'amour, Ophuls y trouve la source d'un beau qui s'apparente à celui que Baudelaire considérait comme son Beau : « quelque chose d'ardent et de triste », dont lui fournissait l'exemple « l'objet le plus intéressant dans la société » : « un visage de femme » quand il « fait rêver à la fois de volupté et de tristesse », soit par « une idée de mélancolie, de lassitude », soit par « une ardeur, un désir de vivre associé avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. » Voilà d'un côté le visage de Danielle Darrieux dans Madame de... et son sourire « qui, disait l'auteur, ne sourit pas mais qui pleure » et le masque quasi mortuaire de Lola Montès. Voilà, de l'autre côté, ceux de Magda Schneider, de Joan Fontaine, de Simone Simon et, toujours, de Darrieux (Le Plaisir). Et voilà, dans tous les cas, la saisissante incarnation d'un bonheur qui, à des degrés divers, « n'est pas gai », selon l'ultime réplique du Plaisir. Mais ces magnifiques portraits de femmes, toujours agissantes, fût-ce à leurs dépens, renvoient au regard masculin dont elles sont l'objet et révèlent en leur auteur un terrible analyste tant de l'existence sociale que, liée à elle, de la vie sexuelle et affective, un moraliste aussi profond que discret.
Les deux aspects d'un grand style
Quand on l'interrogeait sur le recours fréquent au terme « baroque » pour caractériser son style, Ophuls, ne sachant pas en quel sens il était pris, demeurait perplexe. Certes, il affectionne « le mouvement qui déplace les lignes », interpose souvent des éléments de décor entre la caméra et les acteurs, voile la gravité d'une légèreté apparente et il lui est arrivé d'exhiber et de dépenser sans lésiner les moyens de son art. Mais par d'autres traits : construction des récits, jeu des acteurs, délicatesse, harmonie plastique, c'est le précepte du classicisme – « rien de trop » – qui régit une œuvre où la virtuosité n'est jamais gratuite. Car ces célèbres mouvements d'appareil qui épousent les déplacements des acteurs et souvent les devancent, s'ils prennent parfois la tangente c'est en demeurant l'expression, à la fois musicale (affaire de tempi) et visuelle, des affects et de la temporalité. C'est en effet par le mouvement, réversible dans l'espace (comme les quatre valses enchaînées du couple vedette de Madame de...) mais irréversible dans le temps, qu'Ophuls rend sensible l'élément temporel en lequel se produisent les bouleversantes métamorphoses de ses héroïnes et qui porte en lui, revers du dynamisme de la vie, la constante menace d'une irrémédiable immobilité.
Jacques Bontemps