Michael Mann
Du 2 au 26 juillet 2009
Des images dans la tête
Et si Michael Mann, cinéaste de fiction depuis 1979, auteur d’un peu plus d’une dizaine de longs métrages, pour certains décisifs dans l’histoire du cinéma américain contemporain, en venait à s’imposer aujourd’hui comme l’un des derniers hérauts de ce que l’on appelle désormais « le Nouvel Hollywood » ? Et pas seulement parce qu’il a su réunir en un film imposant deux des plus grandes icônes masculines des années soixante-dix, Al Pacino et Robert De Niro (Heat, 1995). Pas uniquement parce qu’il a renoué brillamment avec le film-dossier ou le film de complot (Révélations, 1999), ce genre majeur des seventies, ni même parce qu’il a sans doute été marqué par le cinéma survolté d’un William Friedkin. Le Nouvel Hollywood a été cette génération de cinéastes frondeurs et « indépendants », la plupart formés à la télévision, assurant la relève et relevant le défi de films spectaculaires et personnels, narratifs et critiques au cœur même de l’industrie du divertissement. En somme, et jusqu’à Mann qui le continue, un cinéma d’iconoclastes. Et iconoclastes, aussi et surtout au sens d’une méfiance, au cœur même de leurs films, à l’égard de la vérité supposée des images.
Influences
Michael Mann naît en 1943 dans la banlieue de Chicago, une zone baptisée « le terrain vague ». Il s’accroche en classe et va à l’université du Wisconsin1, section littérature anglaise. « J’ai fait mes études sur l’un des campus les plus gauchistes des États-Unis (…) Avec Madison et Columbia, nous étions les plus radicaux en 1963. J’étais à Paris en mai 68. Je me sentais très orienté idéologiquement. Je lisais Marx, j’étais trotskiste… Je pensais que les Black Panthers étaient dans la bonne voie, mais un peu trop nationalistes.2 » C’est aussi à l’université, cette même année 1963, qu’il découvre le cinéma (« On pouvait obtenir des points rien qu’en regardant des films ») : Docteur Folamour de Kubrick, des films d’Alain Resnais, puis le choc du cinéma allemand des années vingt. D’abord La Rue sans joie de G. W. Pabst, mais aussi Murnau dont l’influence transparaît maladroitement dès le troisième film de Mann, La Forteresse noire (1983) et plus subtilement dans Le Sixième sens (1986) : plans monochromes bleu nuit ou jaune soleil, séduction irrésistible du mal, autant d’évocations de Nosferatu et de Faust. Et dans Le Sixième sens toujours, l’avènement de la figure terrifiante et manipulatrice du docteur Hannibal Lektor ressuscite le souvenir du Mabuse de Lang, sans compter les plans de gratte-ciel aux fenêtres éclairées comme mille yeux ouverts et scrutant la nuit d’un monde définitivement sous surveillance. « À la fin de mes études, je savais qu’il n’y avait pour moi que le cinéma. » Mais il refuse d’aller à UCLA et s’inscrit en 1965 à la London Film School.
Jusqu’en 1970, date de son retour aux États-Unis, il étudie, travaille en Angleterre (courts métrages, pubs, assistanat), s’initie au montage, tourne à Paris, en mai 68, son documentaire le plus célèbre – et toujours invisible : Insurrection. Rencontre surprenante avec Cohn-Bendit et d’autres, mais certainement pas un accident de l’histoire pour le futur cinéaste de Miami Vice-le film (2006). Avec le temps, Mann ne cessera de porter en cinéaste un regard politique sur les affaires humaines, mais sa vision du monde va évoluer vers un pessimisme lucide qui n’interdit, ni ne contredit, l’action ou l’acte en soi (expression d’une liberté fondatrice et inaliénable), mais en relativise l’effet : à la fin de Révélations, le producteur de télévision joué par Al Pacino a gagné son combat contre les puissances de l’argent, mais démissionne, conscient d’une victoire déjà ensevelie sous le flux visuel et financier ordinaire. À la fin de Miami Vice, au terme d’une intense dépense d’énergie, rien n’a changé (rien ne peut-il changer, sauf à changer un ordre mondial ?) : le caïd s’est envolé, tous les trafics vont reprendre, ont déjà repris, n’ont jamais cessé et Sonny (Colin Farrell), séparé à jamais de la femme de ses rêves, revient vers son partenaire pour faire couple par défaut. Rien n’a eu lieu, tout peut recommencer. Michael Mann ou l’invention d’une action condamnée à tourner en rond à défaut de faire sa « révolution » ?
Un cinéaste de télévision
Au début des années soixante-dix, le cinéaste peine à convaincre les studios de cinéma de L.A. de la valeur de ses projets quand un scénariste de la télévision lui confie l’écriture du pilote et des premiers épisodes d’une nouvelle série : Starsky et Hutch… Dès ce moment, Mann trouve la figure qu’il va, au fil du temps, dégraisser et transfigurer au point d’en faire le signe de son œuvre : le « buddy movie », le tandem d’acteurs, le duo qui avance « côte à côte » (la série et le film Miami Vice, Révélations) ou vire au face à face (Heat, Collateral). Comme si chacun de ses films se devait d’essayer les potentialités dramatiques insoupçonnées du 1 + 1. Sauf que l’addition ne donne pas le résultat habituel…
La télévision a toujours été pour Michael Mann un lieu de repli et de relance : entre 1986 et 1988, il conçoit et produit les séries Crime Story, puis Drug Wars (1990-1992), ou encore Robbery Homicide Division (2002-2003). Et, bien sûr, Miami Vice/Deux flics à Miami (1984-1989, plus de cent épisodes, cinq saisons) qui le remet en selle après le désastre financier et l’échec artistique de La Forteresse noire, lui assure un « hit » au box-office bien avant son premier succès au cinéma (Le Dernier des Mohicans, 1992), lui vaut surtout une réputation internationale. Miami Vice ou une imagerie devenue célèbre au point de se confondre avec le look des années quatre-vingts : festival de costumes croisés et de t-shirt pastel pour deux infiltrés un peu « golden boys », poursuites de nuit en décapotables, couleurs néon, filets de lumière et musiques d’autoradio, tout un clinquant et une grandiloquence à force un peu toc, un côté « m’as-tu-vu » dont le cinéma de Mann n’a jamais su ou cherché à se défaire totalement. A contrario, Miami Vice-le film se veut, vingt ans après, comme la reprise (très) critique et le dépassement narratif et visuel de son « modèle » télévisé.
La télévision encore quand Mann tourne Le Sixième sens pour le cinéma, mais anticipe la figure du profiler (William Petersen), version plus mentale, plus pathologique du traditionnel flic ou privé et qui fera la fortune des séries vingt ans plus tard. La télévision toujours quand Mann réalise pour ABC son premier long métrage, The Jericho Mile/Comme un homme libre (1979). Et grâce à cette fiction remarquée, il peut enfin passer à sa première œuvre « de cinéma », Le Solitaire (1981) : un polar tendu, le portrait déchirant d’un homme qui croit un temps encore à une image accessible du bonheur, un film déjà accompli.
Reprises et correspondances
À partir de cette date et l’œuvre vue rétrospectivement, les films de Mann peuvent être pris hors de leur chronologie tant les uns « répètent » les autres, reprises obsessionnelles de quelques idées creusées jusqu’à l’os et jusqu’à une formulation, à même les films, quasi théorique. Le « solitaire », joué par James Caan, reparaît à quinze ans d’écart dans le personnage, doublement hanté, de De Niro (Heat). Le motif principal du Solitaire (une photo en forme de collage dans la poche du héros comme visualisation de sa vie rêvée) revient en 2004 dans Collateral (le chauffeur de taxi et sa carte postale d’une île du Pacifique) pour donner aux deux films un même sens métaphorique et aux deux personnages un même défi : faire voler en éclats l’image, horizon de leur désir et origine en réalité d’une aliénation. Le rare L.A. Takedown, réalisé en 1989, vaut comme « la version téléfilm de Heat, dans laquelle des inconnus jouent les scènes que répèteront mot pour mot Al Pacino et Robert De Niro dans le prestigieux remake tourné six ans plus tard. »3 Le coureur dans sa prison (Peter Strauss, Comme un homme libre), l’Indien lancé comme une flèche à travers l’espace américain (Daniel Day-Lewis, Le Dernier des Mohicans), le plus grand boxeur de tous les temps (Will Smith, Ali), le docteur Wigand et son principe de vérité (Russel Crowe, Révélations), sans doute aussi le John Dillinger de Public Enemies (Johnny Depp, 2009) – Michael Mann lui-même qui, depuis ses débuts, a tenu à être son propre producteur pour que ses films lui ressemblent4 –, tous sans exception, quel que soit le moment historique ou la date du film, affirment une même valeur d’indépendance, de résistance, un individualisme identique et forcené qui leur sert de repère et de compas. Plus encore, flic ou gangster, marathonien, boxeur ou Indien (ou même « enragés » de Mai 68), et quoi qu’il en coûte en blessures et sacrifices, chacun défend une vision et une estime de soi. Tout au long d’un processus d’affirmation, le personnage mannien se consacre seul à écarter les faux-semblants qui le conditionnent et à produire à la place une image juste de lui-même – assurément pour le cinéaste le plus grand défi posé à l’homme moderne.
L’un dans l’autre
Dès lors, les personnages de Mann peuvent bien aller par deux en apparence, parfois même par trois (le père et ses deux fils dans Le Dernier des Mohicans) ou plus (la bande des quatre malfrats de Heat), l’autre n’est jamais qu’un double fantasmé (le serial killer pour l’enquêteur du Sixième sens), un idéal du Moi (« Jamais je ne douterai de toi », Rico à Sonny dans Miami Vice), une image miroir (« Je suis celui que je poursuis », dixit le flic de Heat). 1 + 1 = 1. Plus encore cet autre, ami ou ennemi, existe et n’existe pas. Jeux de vitres, reflets, miroirs, trompe-l’œil. On a beau alors savoir le souci réaliste de Mann, on a beau constater son insistance à filmer l’effort physique et l’exploit sportif, à ce degré de confusion somatique entre l’Un et l’Autre, c’est l’œuvre tout entière qui devient « fantastique », traverse le miroir et superpose au monde réel un autre monde qui figure le trajet mental de « personnages cerveaux ».
Car à quoi sert ce double « qui n’existe pas » ? À permettre à celui qui reste, au solitaire, de projeter sur cet autre soi-même un rêve de violence (Le Sixième sens) et de libération (Collateral). Dans Collateral en effet, le tueur à gages incarné par Tom Cruise est une vue de l’esprit, une invention du chauffeur de taxi (Jamie Foxx) pour résoudre son conflit intérieur ; grâce à cet autre imaginaire, trouver la force d’échapper à l’image dont il rêve depuis plus de dix ans et qui l’emprisonne, aussi bien la carte postale de l’île que les catalogues de limousines caressés des yeux, échapper à une mobilité confortable et illusoire (sa maîtrise de la circulation dans L.A.), sortir de ses gonds ou de son taxi-bulle, passer à l’acte. Comment en sortir et devenir celui qu’on est ? En se servant de son imaginaire pour craquer les apparences et se défaire de fictions d’images. À la fin, le chauffeur de Collateral se retrouve presque aussi nu que le James Caan du Solitaire, mais enfin un homme libre, délivré d’un régime visuel qui le possédait tout entier :
« Nous sommes.
Dieu n’a fait que nous créer.
C’est pour ça que nous sommes libres.
Mais être libre, c’est réel.
Et la réalité, c’est une salope.
Elle nous en fait baver.
Elle va seule son chemin.
Elle ne dévie jamais. »
(Jamie Foxx déjà, dans Ali)
Fictions d’images
C’est en cela que l’œuvre de Mann passionne aujourd’hui, parce qu’elle concerne le régime contemporain des images tout en renouant depuis le début et à sa façon avec la vigilance ou l’éthique du cinéma des années soixante-dix. C’est en cela que Collateral vaut comme film-pivot, tourné pour la première fois en 35 mm et en vidéo numérique haute définition, et à sa suite Miami Vice. Les images séductrices qui hantent et défient ses personnages sont aussi la matière même des films du cinéaste et leur beauté les désigne à notre regard comme suspectes. Le numérique, tel que Mann l’emploie, accentue la séduction optique de l’expérience et la révèle ainsi d’autant mieux comme un piège : un avion scintillant glisse entre les nuages, un hors-bord file sur l’eau étale d’un océan gris, mais encore des chromes et des carrosseries modelées, des vitres teintées, des baies vitrées, des modulations chromatiques pour faire surgir des ciels jamais vus… Michael Mann filme comme d’autres font du surf. C’est par l’image (élégance des formes) qu’il séduit son spectateur, le captive et l’incite, par les moyens mêmes de son cinéma et le temps de la projection, à accéder à la perception critique de son adhésion sensorielle. Le cinéaste, conscient de participer depuis plus de trente ans au flux planétaire des images, d’alimenter les circuits de la fiction, de faire proliférer le réseau d’un régime visuel dominant, propose à celui qui regarde ses films d’éprouver un double sentiment d’aboutissement de l’image-action et de son retournement à force de perfection inédite. Il ne s’agit plus, comme du temps de Peckinpah, Scorsese ou De Palma, d’interroger le statut de l’image par démontages, salissures ou morcellements, mais de parvenir au même résultat en accédant par la technique à une esthétique étrangement aboutie. Catharsis et mise à distance : Mann souhaite faire accéder chacun à une réflexion sur la nature de son émotion. Par là, il n’a pas renoncé à changer le monde, mais à la manière des flics de Miami Vice, « infiltré » au cœur du Système et de la rétine du spectateur.
Bernard Benoliel
1. Dans Révélations, le personnage d'Al Pacino vient de l'université du Wisconsin et reconnaît Herbert Marcuse comme son « mentor », philosophe allemand qui a croisé les pensées de Marx et Freud dès les années 1950 et, plus tard, l'un des intellectuels choisis comme emblèmes par la jeunesse contestataire des années 1960.
2. M. Mann, interview dans Le Cinéphage, septembre 1992
3. Bill Krohn, Cahiers du cinéma, juillet-août 2006
4. M. Mann : « J'ai rapidement pris conscience que les décideurs de Hollywood étaient rétrogrades ».