Otar Iosseliani
Du 29 mai au 22 juin 2019
Comme un Géorgien en France
Après des études de piano à Tbilissi en Géorgie, sa ville natale, puis de mathématiques et de mécanique à Moscou, Otar Iosseliani s'oriente vers la mise en scène avec Aquarelle, son premier film, qu'il réalise en 1958. Installé en France, il enchaîne les prix les plus prestigieux du cinéma mondial avec trois Prix spéciaux du jury à la Mostra de Venise (Les Favoris de la lune, Et la lumière fut, Brigands, chapitre VII), un prix Louis-Delluc (Adieu, plancher des vaches !) et un Ours d'argent à Berlin (Lundi matin). Esprit libre, tour à tour musicien, pêcheur, ouvrier métallurgiste et réalisateur, ses films qu'il décrit comme simples, honnêtes et têtus, « optimistes sans oublier que tout finira mal » constituent une œuvre étrangement poétique, délicatement burlesque et ironique, nourrie chez René Clair, Buster Keaton et Jacques Tati.
Se jouer du système
La Chute des feuilles (1966), premier long métrage d'Otar Iosseliani, se passe en Géorgie dans une coopérative de vinification. « Camarades, vous êtes dans une entreprise d'avant-garde : elle a été fondée en 1789 », dit la jeune Géorgienne chargée de conduire des visiteurs russes, admiratifs et prêts à entamer un hymne de salut au travail valeureux. Cette date, pourtant, 1789, ne leur met pas la puce à l'oreille, car enfin, comme avant-garde, à part dans les manuels d'histoire officielle, on fait mieux. Le spectateur, lui, dresse l'oreille, d'autant que cette coopérative, peuplée de joyeux buveurs, qui ne font pas vraiment la différence entre le bien collectif et le leur, n'est apparemment pas un modèle d'édification socialiste telle que la veulent les manuels d'éducation civique.
Deux étudiants débarquent de l'institut de vinification. Ils sont embauchés. L'un est un frêle jeune homme, l'autre un costaud prolétarien. Comme il faut, dans tout film soviétique de l'époque, un héros positif, ce sera le frêle jeune homme, qui luttera contre la corruption ambiante. Or, on l'a vu d'entrée, à la douillette atmosphère familiale dans laquelle vit le garçon fluet, aux photos de grands-parents de bonne bourgeoisie, sinon de noblesse, qui ornent le salon, c'est un représentant de la classe honnie. Le tout dans une bonne humeur, même pas grinçante. L'allégresse du filmage reste au plus près de personnages tout à leur joie de jouer de bons tours aux chefs en boycottant au restaurant les vins de leur entreprise. Les censeurs virent bien la subversion, mais que faire ? Le film, respectant les critères en usage ne pouvant être interdit, il fut, disons, peu encouragé.
Même tonalité pour le suivant, Il était une fois un merle chanteur (1970), ou l'art de mener une vie sociale intense pour un percussionniste qui s'évade de l'opéra entre les deux coups de grosse caisse qu'il doit frapper au début et à la fin d'un concert. Un bémol, pourtant : une montre, dans l'atelier d'horlogerie qu'il fréquente, à la fin, s'arrête, et une voiture, dans la rue, heurte un merle toujours pressé.
Ensuite, il y eut Pastorale (1975), l'histoire de quelques étudiants en musique de la ville envoyés dans un kolkhoze voisin pour servir les intérêts d'un apparatchik local. Une rencontre qui n'en est pas une, chacun vivant à son rythme. Seule, une toute jeune fille (jouée par Nana, fille d'Otar) aura quelque curiosité pour ces jeunes étrangers. Comme un éveil à la sensualité, qui se lit dans l'évolution de ses jupes paysannes. Restera, de l'aventure de fraternisation, une pomme que l'apparatchik croquera d'une dent paresseuse. Beauté toujours, avec ce film, acuité du regard, mais qui se teintent ici de mélancolie. Iosseliani, manifestement, n'en peut plus de ce jeu de cache-cache avec les autorités. Il doit partir.
L'« otarcie » : exil joyeux et nouvelle famille
Son film suivant, il le tourne en France, où il va s'installer. C'est Les Favoris de la lune (1984), ou la joie de vivre en cinéma. Iosseliani a reconstitué à Paris sa petite Géorgie, d'abord avec les amis français rencontrés en URSS, Pascal Aubier (cinéaste), Bernard Eisenschitz (historien), Mathieu Amalric (19 ans, et c'est son premier film, fils des correspondants du Monde à Moscou), et les amis d'amis retrouvés à Paris.
Dans cette histoire folle d'objets volés au cours des siècles, passant de mains d'aristocrates à celles d'éboueurs au hasard d'un ramassage d'ordures, jouent avec eux Vincent Blanchet, cinéaste, anthropologue, élève de Jean Rouch, Jean-Pierre Beauviala, ingénieur électronicien, créateur d'Aaton à Grenoble, d'où sortit entre autres merveilles la caméra « paluche ». Et une figure nouvelle dans le cinéma, grand échalas à la démarche saccadée, profil et nez gaulliens : Yannick Carpentier, de son état gardien de l'annexe de la Cité des arts. On allait le retrouver, majordome, promeneur ou garde-chasse, toujours taiseux dans la plupart des films de Iosseliani. Salut au cinéma muet. Tous ceux-là, donc, et Paris, un Paris populaire, bistrots des rencontres inattendues, étalages croulants de fruits rue Mouffetard, racoleuses saluées par les voisins, policiers indispensables aux poursuites cocasses. Le Paris de René Clair tout autant que celui des années 80, jubilation de la découverte d'un monde nouveau.
Bien des années plus tard, Chantrapas (2010), ou les aventures d'un cinéaste géorgien fuyant pour la France la censure de son pays, devait subir une autre forme de censure. Économique. Une certaine amertume, mais la même joueuse liberté de ton : vainqueur de ce match toujours rejoué, le cinéaste.
Rien n'est vraiment sérieux
Retour en arrière : comme toutes les connaissances d'Otar, j'eus à faire quelques figurations dans certains de ses films. Dans La Chasse aux papillons (1992), où se rencontrent, dans une riche demeure de la région parisienne, un maharadjah, une châtelaine qui tire à l'arc les carpes de son bassin d'ornement, des bonzes safranés, une Soviétique arrachée à son appartement communautaire et des Japonais en quête d'une bonne affaire, nous étions, un aide-costumier et moi, gardes du corps du maharadjah. Non pour nos qualités d'acteurs, mais parce que nous avions une grande différence de taille. Doublepatte et Patachon avec mitraillettes et imperméables noirs de nervis. Comme nous devions mettre dans un train une malle supposée lourde mais en réalité vide, nous grimacions d'une douleur que nous pensions bien jouée. Alors, Otar : « Holà ! Vous vous croyez dans un film réaliste ? On est au cinéma ici ! »
Vrai : avec lui, on est toujours au cinéma. Dans Chant d'hiver (2015), le mur lépreux d'une rue grise s'entrouvre et le promeneur entre dans un jardin de paradis, oiseaux et plantes rares. Dans Adieu, plancher des vaches (1999), un marabout (l'échassier africain, pas le saint musulman) hante les réceptions chic. Dans La Chasse aux papillons, une vieille émigrée russe, entourée de photos d'autrefois, s'assoupit dans son salon. À son réveil, un mégot fume dans un cendrier. C'est un bel officier tsariste – on vient de voir son ombre hanter les rêves de la vieille dame, et naturellement, le rôle de cet officier est tenu par Iosseliani – qui fumait la cigarette au bout de carton. Et encore... mais à chacun des spectateurs de se réjouir à ces découvertes.
Émile Breton