Patrice Chéreau

Du 16 au 28 novembre 2016

À fleur de peau

Lorsqu'il signe en 1974 le premier des dix longs métrages qui composent sa filmographie, Patrice Chéreau est déjà, à moins de trente ans, reconnu comme ce prodigieux homme de théâtre qui ne cessera ensuite de s'affirmer. Et c'est bien par rapport au théâtre, avec et contre lui, qu'il construira dès lors aussi son parcours de cinéaste.

Il aura commencé, à l'écran, par « revisiter les classiques », le film noir avec La Chair de l'orchidée d'après James Hadley Chase, le cinéma français à thème et à vedette avec Judith Therpauve (1978) et Simone Signoret dans le rôle-titre.

Mais c'est avec L'Homme blessé (1983) que Chéreau ouvre une première voie originale, où la théâtralité (stylisation du jeu et des lumières, artifice des décors et du récit) et le réalisme du cinéma (présence physique des corps, des objets, de certains lieux) cherchent un point de fusion. Le film, qui révèle Jean-Hugues Anglade, propose une plongée intime et troublante, synchrone du Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès que Patrice Chéreau met en scène la même année au Théâtre des Amandiers de Nanterre dont il a pris la direction.

Au cœur de ce théâtre où il a fait bâtir des installations pouvant servir de plateaux de tournage et des ateliers pouvant travailler aussi bien pour la scène que pour l'écran, Chéreau a notamment créé une école d'acteurs, confiée à Pierre Romans. Avec ces élèves plus que prometteurs (Valeria Bruni-Tedeschi, Marianne Denicourt, Eva Ionesco, Agnès Jaoui, Bruno Todeschini, Laurent Grevil, Vincent Perez, Thibault de Montalembert, Marc Citti…), il invente une transposition radicalement cinématographique du Platonov de Tchekhov, Hôtel de France (1987). Le très injuste échec critique et commercial de ce film, qui mérite d'être aujourd'hui revu et réévalué, laissera Chéreau durablement meurtri.

Couvert de lauriers en France et dans le monde entier pour son travail au théâtre et à l'opéra, reconnu comme un artiste majeur de son temps, il revient au cinéma pour ses deux films les plus ambitieux. De l'adaptation de La Reine Margot (1994) d'Alexandre Dumas, il fait un somptueux brasier funèbre, la danse de mort de trois hommes (Daniel Auteuil, Jean-Hugues Anglade, Vincent Perez) autour de la reine sublime et souillée qu'incarne Isabelle Adjani. Convoquant les réminiscences d'une de ses mises en scène de jeunesse les plus remarquées, Massacre à Paris d'après Marlowe, comme les échos des massacres contemporains de Sarajevo et du Rwanda, le cinéaste explore les ressources propres au cinéma de la grande forme, potlatch de vedettes, de décors, de foules de figurants pour approcher un secret aussi sombre qu'intime. Il trouve ainsi un équivalent à l'écran de ses mises en scène les plus spectaculaires, exemplairement son inoubliable Ring à Bayreuth.

Apparemment aux antipodes – contemporain, mobile, introspectif, hétérogène – sera le non moins ambitieux Ceux qui m'aiment prendront le train (1998), qui explore de manière très différente d'autres échos et contrastes entre théâtre et cinéma. Du théâtre, on retrouve en effet la notion de troupe (composée cette fois de Charles Berling, Valeria Bruni-Tedeschi, Vincent Perez, Roschdy Zem, Dominique Blanc, Pascal Greggory, Bruno Todeschini, Olivier Gourmet…, tous à leur meilleur), de spectacle collectif dont Hôtel de France avait offert une première tentative. Et, dix ans après une mise en scène historique de Hamlet, il conçoit la figure du fantôme paternel par qui le drame (et aussi la comédie) arrivent, et qu'interprète magistralement Jean-Louis Trintignant. Mais les dimensions les plus marquantes sont ici ce qui n'est pas directement accessible au théâtre, le déplacement dans l'espace, à la fois mobilité du lieu (le train) et mobilité du cadre (la virtuose caméra portée d'Éric Gautier) et la proximité physique des corps, au plus près des gestes, des frémissements, des brutalités, des épuisements.

Les ressources de cette sensualité singulière qu'il trouve au cinéma est ce qu'explorera surtout Patrice Chéreau réalisateur avec ses quatre derniers films avant sa mort en 2013. Ce sera au moyen de films au format plus modeste, mais qui ouvrent davantage de visibilité à un de ses talents les plus éclatants, et une de ses passions déclarées, la direction d'acteur – lui qui aura été également acteur, chez Andrzej Wajda, Youssef Chahine, Raoul Ruiz et Michael Haneke notamment, même si sans doute jamais de manière aussi inoubliable que dans sa propre mise en scène de Dans la solitude des champs de coton. Il trouve des interprètes à la mesure de son ambition en se déplaçant à Londres pour Intimité (2000), quasiment un traité de jeu pour la caméra, exercice magnifié par Mark Rylance, Kerry Fox et Timothy Spall et renforcé par le travail sur la langue, et sur les matières d'une vie quotidienne sans éclat. La proximité physique, presque palpable, de la peau nue des comédiens, ou même la moquette de mauvaise qualité sur laquelle les deux personnages principaux font l'amour, peut servir d'exemple d'une symétrie pour l'écran avec les puissances sensorielles des imposants décors de bois ou de pierre conçus par Richard Peduzzi pour les plateaux scéniques de Chéreau durant des décennies.

Gabrielle (2005), huis clos qui est sans doute le retour le plus explicite de Chéreau à la théâtralité du fait de l'affichage de son artificialité, est surtout un défi et un cadeau à deux grands acteurs, Isabelle Huppert et Pascal Greggory. Alors que Son frère (2003), avec Bruno Todeschini et Éric Caravaca, et Persécution (2009) où on retrouve Jean-Hugues Anglade aux côtés de Romain Duris, peuvent être vus comme des variations sur les thèmes abordés dans L'Homme blessé, où les relations de désir, de rivalité et de tendresse entre hommes engendrent des spirales d'émotion, de violence et de sincérité.

Jean-Michel Frodon


Autour de l’événement

actualité

Patrice Chéreau à l'œuvre

Beau livre

sous la direction de Marie-Françoise Lévy et Myriam Tsikounas
avec le concours de Julien Centrès, Guillaume Scaillet et Marguerite Vappereau.

Avec le concours de l'université Paris 1, du CNRS, de La Cinémathèque française, du Piccolo Teatro, des archives départementales des Hauts-de-Seine
et au Théâtre Amandiers-Nanterre et à l'Odéon Théâtre de l'Europe.

Beau-Livre illustré couleurs et N & B / 22 x 28 cm – 432 p. / 39 €
Sortie en librairie le 4 novembre 2016

Partenaires et remerciements

Remerciements : Arte, BAC films, Gaumont, Les Films du Losange, Mars Distributio, Pathé Distribution, Pyramide distribution, Tamasa Distribution, TF1 Droits Audiovisuels, Jean-Marie Charuau, Christophe Jung, Bernard Verley, Myriam Tsikounas, Marie-Françoise Levy, Marguerite Vappereau.

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