Pierre Perrault
Du 7 au 25 novembre 2012
Le cinéma du vécu
Disparu en 1999, Pierre Perrault est l’un de ces grands aventuriers du cinéma direct qui, en décidant d’aller capter sur le vif les gestes et les paroles, bousculèrent irrémédiablement notre relation au réel cinématographique. Il a laissé une œuvre riche de plus de 20 longs métrages et courts métrages parmi lesquels on distingue la trilogie de l’île-aux- Coudres, le cycle amérindien, le cycle de l’Abitibi, le cycle du fleuve, le cycle de la chasse.
Une quête identitaire
Dans la lignée de Flaherty plutôt que de Vertov, le cinéma direct anthropologique de Perrault contribuera à l’invention d’un peuple (pour reprendre l’expression de Deleuze), le peuple québécois, qui cherchait les moyens de se faire entendre dans un espace géographique où prédominent les références culturelles et politiques anglophones. Mais les enjeux de son œuvre dépassent cet ancrage local ; du premier au dernier film, tout son cinéma est traversé par les thèmes de la résistance et de la quête d’identité. Même dans Cornouailles, son ultime réalisation, dont les personnages sont quasi exclusivement des bœufs musqués de l’île arctique d’Ellesmere, c’est métaphoriquement, à travers l’adaptation de ces animaux au dur climat de ces terres aux confins du Québec, qu’ils apparaissent. Corolaire de la question de l’identité, celles de sa préservation et de sa transmission sont également au cœur de la démarche de Perrault. Ainsi, lorsqu’il fait recréer aux pêcheurs de l’Île-aux-Coudres le rituel disparu de la chasse aux marsouins, c’est le film lui-même qui préserve et transmet cette pratique ancestrale, pour la suite du monde.
Après une formation en droit (comme son contemporain Frederick Wiseman, autre grand nom du cinéma direct), Perrault débute dans l’audiovisuel en collaborant à des émissions pour Radio Canada et pour la télévision. Il est notamment l’auteur des textes d’une série de films intitulée Au Pays de Neufve-France. Ses débuts en tant que cinéaste coïncident avec son entrée à l’ONF (Office National du Film du Canada) fondé par John Grierson. Il y réalise, en 1963, son premier long-métrage, Pour la suite du monde, en collaboration avec Michel Brault. Ce premier volet de la trilogie de l’Île-aux-Coudres lui apportera la reconnaissance internationale. De son passage à la radio, Perrault a gardé le goût du travail sur le terrain, au contact de ceux dont il recueille la parole. Les recherches menées alors par l’ONF dans le domaine du cinéma léger synchrone lui permettront d’adapter son dispositif filmique à ce désir de proximité. À cette époque, c’est en effet au sein de l’institution canadienne que s’inventent les techniques à partir desquelles se développera le cinéma direct. Jean Rouch lui-même reconnaît sa dette envers ces précurseurs d’outre-Atlantique lorsqu’il admet : « tout ce que nous avons fait en France dans le domaine du cinéma vérité, vient de l’ONF ».
« Nous avons appris notre existence quand nous avons cessé de nous voir dans l’œil des autres.
C’est bien l’invention de la caméra portative et de l’enregistrement synchrone qui ont rendu possible le cinéma direct. Malgré l’apparition du parlant, le cinéma documentaire est longtemps resté un cinéma parlé, c’est-à-dire un cinéma dont les images sont commentées par une voix off. Ce commentaire, en plus de parler à la place de ceux qui sont devant la caméra, enferme le spectateur dans une interprétation. L’avènement du cinéma direct ne découle donc pas seulement d’une évolution technique permettant au réalisateur de s’approcher du sujet filmé, il est lié à l’affirmation, éminemment politique, du droit de chacun à la parole. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme.
Redonner la parole aux populations
Pour Perrault, la parole du sujet filmé a d’autant plus de valeur qu’elle est rare et jusqu’alors peu entendue. Il interroge les habitants de la Côte-Nord au grand nord-est canadien, de l’Île-aux-Coudres, de l’Acadie, de l’Abitibi, de Bretagne : des populations rurales, excentrées, ancrées à leur terre et dont la culture et les traditions s’éteignent inexorablement. En allant à leur rencontre, en leur consacrant son attention et, ce faisant, en leur offrant celle du spectateur, il permet à ces peuples de raconter ce qu’ils ont été, comment ils ont vécu, et d’affirmer ce qu’ils sont encore à l’heure où ils parlent. Il ouvre ainsi une brèche dans le mur de la culture dominante, dans l’omniprésence du discours des vainqueurs et par celle-ci se précipite la parole longtemps réprimée de ces gens à qui il est enfin offert de se dire avec leurs propres mots, de se voir avec leur propre regard. Le cinéma de Perrault est riche en personnages attachants : le vieux Léopold Tremblay, qui préside la chasse, et son fils Alexis, Grand-Louis Harvey de l’île-aux-Coudres, Stéphane-Albert Boulais, chasseur amateur d’orignal, etc. S’ils marquent le spectateur c’est avant tout parce qu’ils sont de formidables conteurs, semblables aux conteurs sédentaires de Walter Benjamin : hommes de bon conseil, moins parce qu’ils sauraient répondre à des questions que parce qu’ils proposent de poursuivre une histoire en train de se dérouler. S’ils ne sont pas des narrateurs, les représentants de l’auteur dans le récit, ils ne sont pas non plus les échantillons optimisés d’une ethnie chargés de nous expliquer leur vie ou celle de leurs ancêtres. Ils vivent leur présent devant la caméra en tant que personnes entrées dans un film et, de ce fait, différentes de ce qu’elles ont été avant que le tournage ne commence et de ce qu’elles seront quand il aura pris fin. Face à Perrault et à sa caméra, ils se mettent en scène et commencent à fabriquer des légendes, pour eux-mêmes, pour leur peuple. Le refus obstiné du cinéma de fiction chez Perrault trouve sa voie dans ces expériences singulières de fabulation que le dispositif filmique semble faire éclore spontanément. Comme l’écrit Deleuze : « ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre. […]Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à fictionner, quand il entre « en flagrant délit de légendaire », et contribue ainsi à l’invention de son peuple. »
Si le cinéma de Pierre Perrault est, comme il aimait à le qualifier lui-même, un « cinéma du vécu », ce vécu ne consiste pas en une histoire rapportée, fut-elle exacte, chargée de pittoresque et de détails vaguement exotiques. Il est au contraire celui de l’instant capté, instant fragile qui naît du dispositif cinématographique, de la relation qui se noue entre un réalisateur et un personnage de part et d’autre d’une caméra, instant où de la vie, parfois, naît la légende.
Myoung-jin CHO