Quinze jours avec Agnès Varda
Du 16 au 28 janvier 2019
Un geste libre
Ce qui frappe en premier lieu quand on prend en écharpe le corpus d'Agnès Varda, c'est son amplitude protéiforme. La native d'Ixelles (Belgique) a travaillé et joué avec toutes les possibilités du cinéma : courts et longs métrages, fictions et documentaires, noir et blanc et couleurs, argentique et numérique... Son travail a fini par déborder bien au-delà des limites du champ du cinéma, jusque dans les espaces de la Fondation Cartier ou sous le dôme vénérable du Panthéon à l'occasion de la cérémonie d'hommage aux Justes de France. Cette ouverture à toutes les possibilités techniques de son outil est allée de pair avec une curiosité insatiable des gens et des lieux : si Varda a beaucoup filmé « local », de Sète où elle a vécu son adolescence (La Pointe courte) à son cher « village » du 14e arrondissement de Paris (Cléo de 5 à 7, Daguerréotypes, Les Plages d'Agnès...), elle a aussi quadrillé le territoire français (Sans toit ni loi, Les Glaneurs et la glaneuse, Visages, villages...) et s'est aventurée loin de l'hexagone jusqu'en Californie (Lions Love, Mur murs, Documenteur...), sans oublier ses voyages vers un pays plus abstrait et mental qui s'appelle le cinéma (Jacquot de Nantes, Les Demoiselles ont eu 25 ans, Les Cent et une nuits).
Sur tous les fronts
Du cinéma voyageur d'Agnès Varda, on pourrait dire qu'il a souvent été « politique », à condition de s'entendre sur le sens que l'on prête à ce terme usé jusqu'à la trame. Politique non pas au sens politicien ou militant mais plutôt dans la mesure où la cinéaste a toujours été attentive aux évolutions sociétales de son époque. Cette façon sensible et artistique de s'engager dans les ondes progressistes du monde, on peut la mesurer exemplairement dans ses films californiens. À l'heure où la France peinait à sortir de la grisaille gaullienne malgré les quelques acquis de Mai 68, Varda filmait la tentative de réinvention du couple et du rapport au travail (Lions Love), la façon nouvelle dont la créativité plastique s'imprimait à même les murs des villes (Mur murs), l'énergie révolutionnaire d'une minorité opprimée (Black Panthers). En cette dernière partie des années 1960, toutes les luttes d'émancipation semblaient converger : anti-impérialisme, anticapitalisme, antiracisme, antinationalisme... Varda répondait présent en cinéaste, en filmant ces combats par les voies du documentaire ou de la fiction, avec empathie mais sans jamais donner la leçon au spectateur, pratiquant un cinéma de proposition plutôt que d'injonction.
Dans ce faisceau de convergences progressistes, il convient d'ajouter évidemment le féminisme. Féministe, Varda l'était (et l'est) d'abord ontologiquement : nul besoin de militer dans un groupe, de prêcher la cause ou de brandir un drapeau quand on a empoigné une caméra dans les années 1950, mené avec succès une carrière de cinéaste indépendante, quand on est devenu sa propre productrice et détentrice de ses droits, qu'on a été la seule femme de la Nouvelle Vague (section rive gauche) et pendant longtemps l'une des rares femmes ayant imprimé son nom dans le firmament des grands cinéastes. Cet engagement et cette réussite dans le cinéma suffiraient à faire d'Agnès Varda une pionnière, une icône de la cause des femmes. Pour autant, elle a aussi fait circuler dans ses films un féminisme ferme mais néanmoins doux, joyeux, toujours en dialogue avec les hommes. Cela s'est manifesté par le choix de personnages principaux féminins forts (Cléo de 5 à 7, Sans toit ni loi...) mais si on devait retenir un film de Varda incarnant cette dimension de son travail, ce serait L'Une chante, l'autre pas : la chronique d'une amitié entre deux femmes sur une vingtaine d'années passant en revue le couple, la famille, l'avortement alors illégal, le planning familial, le retentissant procès de Bobigny (où Gisèle Halimi avait signé une célèbre plaidoirie en forme d'éditorial en faveur des droits des femmes)... À l'heure de #metoo, L'Une chante, l'autre pas est le film à montrer à celles et ceux qui souhaiteraient avoir une idée de ce que fut l'histoire des luttes féminines en France.
L'art des expériences
Artiste engagée, Varda l'est, mais à sa manière, par le cinéma. Le propos de Varda, qu'il soit intimiste ou sociétal, a toujours été inscrit dans une recherche plastique, une quête esthétique, un souci d'invention formelle. Dès son premier film (La Pointe courte), Varda mélange l'introspection d'un couple en difficulté avec un regard quasi documentaire sur un quartier de pêcheurs de Sète, soit l'artifice d'une certaine théâtralité inséré dans le naturel du monde tel qu'il est et s'offre au regard. Dans Cléo de 5 à 7, elle expérimente un autre aspect fondamental du cinéma, le temps, en filmant sa fiction en temps réel – un choix théorique d'autant moins gratuit et d'autant plus pertinent que l'héroïne croit son temps de vie compté. Avec Le Bonheur, exploration audacieuse de la figure du triangle amoureux et de la famille, Varda se fait coloriste inspirée, peut-être sous l'influence du mouvement hippie naissant et sans doute aussi sous celle de son compagnon, Jacques Demy : une palette de couleurs printanières qui s'allie parfaitement avec la psyché tranquillement polyamoureuse du personnage masculin mais contraste violemment avec la souffrance et le sombre destin d'un des deux personnages féminins. Arpenteuse du cinéma, libre et curieuse de tous les genres, Varda s'est aussi aventurée à la lisière d'un fantastique conceptuel à la Resnais (l'un de ses compagnons de la branche « rive gauche » de la Nouvelle Vague) dans Les Créatures, son film sans doute le plus étrange, où les personnages semblent manipulés comme les pièces d'un jeu d'échecs. À l'opposé de ces « créatures », Documenteur chronique un moment de sa vie à Los Angeles en mélangeant autobiographie et fiction un peu à la façon des autofictions littéraires. Éclectique, le style de Varda aura oscillé entre naturalisme et fantasmagorie, simplicité et sophistication, réalisme et distanciation, captation du monde tel qu'il est et bricolages conceptuels, trouvant sa cohérence dans l'audace, la fantaisie, le ludisme, le souci de ne jamais en imposer.
AV/JLG
Difficile d'écrire sur Agnès Varda sans mentionner Jacques Demy, l'homme de sa vie, à qui elle a consacré pas moins de trois beaux films : la bio fictionnée Jacquot de Nantes, le documentaire sur son travail L'Univers de Jacques Demy, et le retour à Rochefort pour Les Demoiselles ont eu 25 ans. Néanmoins, on a envie de terminer en rapprochant Varda d'un autre homme de cinéma, plus éloigné d'elle mais aussi à certains égards assez proche : peu de rapport a priori entre les collages disruptifs de Jean-Luc Godard et les assemblages harmonieux d'Agnès Varda, et pourtant... Comme JLG, Varda n'a eu de cesse de se servir des nouveaux outils technologiques qui permettent de pratiquer un cinéma-essai (ou cinéma-poème) en toute légèreté et liberté. De ce point de vue, Les Glaneurs et la Glaneuse, Les Plages d'Agnès ou Visages, villages sont bien les contemporains de Film socialisme, Adieu au langage ou Le Livre d'image. Autre point de contact, la dimension burlesque : Varda a fini par s'inventer en personnage de cinéma, petite mamie ronde à la tonsure pourpre dont l'esprit comique et cartoonesque rappelle la silhouette Godard (calvitie, grandes lunettes et cigare) et sa prestation en Oncle Jeannot dans Prénom : Carmen. C'est d'ailleurs le burlesque qui les avait réunis, Godard (et Karina) jouant dans Les Fiancés du pont Mac Donald, le faux film muet inséré dans Cléo de 5 à 7. Dans Visages, villages, à l'autre bout de sa filmographie et de sa vie, Varda embarque JR à la recherche de JLG, comme une ultime tentative de se retrouver après avoir fait une longue route de cinéma chacun de son côté.
Serge Kaganski