Rainer Werner Fassbinder
Du 11 avril au 16 mai 2018
Le monde comme volonté et représentation
« Pas d'utopie est une utopie. » (Rainer Werner Fassbinder)
Rainer Werner Fassbinder comparait sa filmographie à une maison. Les mauvaises langues sont tentées d'orner l'entrée de l'édifice d'un dantesque « Désespoir », en anglais Despair – comme son adaptation du roman éponyme de Vladimir Nabokov (1978). C'est oublier, au-delà de la chape de plomb existentielle associée à son cinéma (Années 70 ! Papier peint brunâtre !), que le sous-titre de Despair était Voyage vers la lumière. Tendue entre ciel et terre, la beauté mélancolique de l'œuvre de Fassbinder est celle d'un cinéma de l'utopie, sous le sceau du rimbaldien « Je est un autre » qu'un personnage lâche dans sa pièce L'Ordure, la ville et la mort. L'archétype du personnage fassbindérien se projette, rêve d'une âme frère/sœur avec qui il ne ferait qu'un, son double, son reflet mais aussi (et surtout) son bourreau. « Chaque homme tue ce qu'il aime », chantait Jeanne Moreau dans Querelle. Le coup de foudre entre le personnage-titre de Martha et son futur époux, traité comme un ballet de poupées mécaniques, témoigne de la ferveur fantasmatique dans laquelle le protagoniste fassbindérien se noie par amour et pour cette utopie. C'est dans le mélodrame, avec ses excès, ses circonvolutions, ses dilemmes et relations dominant/dominé que Fassbinder trouvera la forme idoine pour mettre en scène cette quête. Cela tient autant à un amour pour le romanesque qu'à un sens personnel de la responsabilité de l'artiste et de celle du spectateur : « Le fait que le film ait une fin fataliste fait naître dans l'esprit du public le besoin de rechercher une idée utopique. Donc, plus un film est fataliste, plus il est porteur d'espoir. »
Je suis vous
Si la vie continue donc après le cinéma, celle de Fassbinder aura fait corps avec ses films : le fils unique de l'après-guerre, né en 1945, qui, délaissé par sa mère, l'emploiera ensuite comme actrice pour lui donner le mauvais rôle (L'Allemagne en automne) et se cherchera une famille de substitution dont il serait l'ange exterminateur (Roulette chinoise). L'adolescent qui se muera en petite frappe et s'identifiera toute sa vie au délinquant Franz Biberkopf du roman d'Alfred Döblin qu'il portera à l'écran, Berlin Alexanderplatz. L'amant abusif avec les femmes comme les hommes – ces derniers de préférence de type prolo et métèque (Tous les autres s'appellent Ali, Le Droit du plus fort). Jusqu'à Prenez garde à la Sainte putain (1971), la première utopie qui occupe Fassbinder – et sa génération – est celle du groupe : soit les acteurs de sa troupe de théâtre, l'Antiteater. Les planches ne sont qu'une étape pour lui, qui se sert de cette bande comme d'une usine à films au sens Factory d'Andy Warhol, créant ses propres superstars (Hanna Schygulla) et, à la chaîne, des films frontaux, polaires et punk avant l'heure. Les fondations de sa maison-cinéma sont là, dans un chantier permanent où un film est vite chassé par le suivant tout en y étant connecté (Prenez garde à la sainte putain comme making-of de Whity) et où les interprètes récurrents dans les mêmes emplois (du visqueux Kurt Raab à la thatchérienne Irm Hermann) composent un univers cinématique partagé dont l'équivalent moderne pourrait être, curieusement, les films de super-héros Marvel. Du théâtre à l'écran, Fassbinder prélèvera la distance et l'artificialité (dès son premier film de gangsters L'Amour est plus froid que la mort (1969), on « joue » au gendarme en voleur), posant les bases de la scène fassbindérienne typique, surcadrée et diffractée – où le monde est une scène pour mannequins et mobilier derrière une vitre, où les personnages se mirent dans la glace et comprennent qu'ils ne seront jamais en accord avec l'image qu'ils doivent renvoyer à la société. Le spectateur, face à l'intensité du drame, ne peut que vouloir taper sur la surface du verre. Et entrevoir son propre reflet.
Je suis Marilyn
Fassbinder, qui a toujours voulu toucher un large public, trouvera la solution pour fissurer la vitrine et refaire la décoration de son monde, via Douglas Sirk. Sa fixation sur l'auteur de Mirage de la vie est autant le rappel de la dette de Hollywood envers l'Allemagne qu'une épiphanie devant les pouvoirs d'un cinéma en apparence plus direct, mais contrebandier de cœur car prompt à l'autocritique. Contrairement à Wim Wenders rêvant d'Amérique pour mieux y travailler, Fassbinder fera son Hollywood-sur-le-Rhin, commençant avec Le Marchand de quatre saisons (1972), variation sur Écrit sur du vent où les fruits et légumes remplacent le pétrole. Sirk réveillera les envies de glamour de Fassbinder, qui centre alors ses films sur des personnages féminins, premières victimes de l'oppression mais capables de la retourner. Fassbinder se projette en elles et ses actrices, visages multiples d'un idéal féminin : Hanna Schygulla en Marilyn Monroe plus terrienne, Margit Carstensen (Les Larmes amères de Petra von Kant, 1972) en tragédienne cérébrale, Ingrid Caven en héritière de Marlene Dietrich et du cabaret décadent de Weimar, ou Brigitte Mira en mère angélique que tout le monde rêverait d'avoir.
Je suis l'Allemagne
Bien sûr, la maison Fassbinder est aussi un miroir tendu à la République Fédérale d'Allemagne, vite choquée par un cinéaste cultivant savamment son image de bad boy et qui disait, en pleine affaire Baader-Meinhof, préférer faire des films plutôt que poser des bombes. Le reflet est impitoyable, contemporain comme historique : ce sont la critique de la gauche de Maman Küsters s'en va au ciel (1975), le terrorisme et le capitalisme mis en parallèle dans La Troisième génération (1978), et à mesure qu'il devient un auteur de stature internationale à partir de 1976, une généalogie de l'Allemagne (Effi Briest, 1974 ; La Femme du chef de gare, 1976, et la « trilogie » Le Mariage de Maria Braun, 1979 ; Lola, 1981 ; Le Secret de Veronika Voss, 1982) en forme de réquisitoire contre le péché originel de la RFA : avoir gardé la même mentalité intolérante et petite-bourgeoise que sous le nazisme, à présent remplacée par la société de consommation. Le thème du double chez Fassbinder signe les noces du freudisme (l'intime, l'inquiétante étrangeté) et du marxisme (le collectif), en écho à la phrase de Marx selon laquelle « celui qui ne connaît pas l'Histoire est condamné à la revivre ».
Je suis une légende
À sa mort en 1982, d'un cocktail drogue/épuisement, Fassbinder aura réalisé quarante films, conclus par Querelle (1982), apothéose de son idée d'artificialité et d'utopie au cinéma. Inscrite dans son temps, l'œuvre reste indéniablement moderne. La dense série de télévision d'auteur tant vantée aujourd'hui, Fassbinder l'avait tranquillement réussie en 1979 avec Berlin Alexanderplatz (dont l'épilogue libre et halluciné a au moins comme point commun la bombe atomique avec le fameux huitième épisode de la saison 3 de Twin Peaks) et Huit heures ne font pas un jour (1972), tendre soap opéra dans le monde ouvrier conçu pleinement pour éduquer les masses. Et dans notre ère d'avatars, d'identités virtuelles, de selfies et narcissisme, l'acuité dès 1973 de son téléfilm de SF pré-Matrix, Le Monde sur le fil, est sublime dans sa prescience de notre monde gagné par l'abstraction, devenu une scène fassbindérienne au-delà du miroir. Son héros y déclare : « Nous sommes vivants. Ils sont comme des gens à la télévision dansant pour nous. »
Léo Soesanto