Rouben Mamoulian
Du 11 avril au 4 mai 2007
Hollywood et le mystère des chats
Les grands films et les grands moments de Rouben Mamoulian font la synthèse de l’héritage plastique du muet et des belles ivresses des débuts du sonore. La carrière du cinéaste commença au milieu de ces mythique débuts, auxquels les histoires du cinéma toujours l’associent, lui dont les inventions techniques furent immédiatement subordonnées à une conscience très aiguë de la nature irréaliste du cinéma hollywoodien.
Mamoulian est un cinéaste de l’artifice. De l’artifice dans ce qu’il a de plus propre à Hollywood. L’élaboration même de ce style résume celle du style classique. Du théâtre, il transporte au cinéma la ritualisation des corps et des mouvements, l’oubli du réalisme, la conception d’un monde clos, intime ou épique. Avec le cinéma, il construit une rhétorique où les possibilités techniques sans cesse repoussées reformulent la machinerie théâtrale. Un principe toujours, une conception romantique : la correspondance entre l’homme et l’univers, une expressivité hyperbolique de la subjectivité. Pour ce romantique, toujours l’extérieur exprime l’intérieur.
Vers la fin des années 1920, Mamoulian, né à Tiflis, en Géorgie, en 1897, est le metteur en scène le plus en vue à Broadway. Du Théâtre d’Art de Moscou, il est passé à la scène londonienne, puis américaine, au théâtre George Eastman, puis sur les planches de Broadway, sous le parrainage de la Theatre Guild. En 1927, il connaît un triomphe fameux en dirigeant Porgy, de DuBose et Dorothy Heyward, future source de l’opéra de Gershwin, puis Marco Millions de Eugene O’Neill. C’est naturellement que Mamoulian reviendra à Broadway en s’éloignant du cinéma, dans les années 1940 (parmi ses mises en scène, on trouve Oklahoma et Carrousel dont les idées scéniques devaient à leur tour influencer les versions filmiques des années 1950).
Les studios Paramount, en plein bouleversement du parlant, s’intéressent à ce jeune metteur en scène brillant et l’invitent sur les plateaux. Le mariage de Mamoulian avec Paramount était idéal. Le cinéaste devait travailler brillamment avec d’autres studios, fidèle à une indépendance exigeante et à l’affirmation hautaine de son statut d’artiste. Mais le style Paramount définit bien Mamoulian, de même que Mamoulian contribue, avec Lubitsch, DeMille et Sternberg, à créer ce style audacieux, irréaliste, inventifet très formel.
Applause (1929) installe immédiatement la griffe Mamoulian. S’il possède un univers finalement très identifiable au-delà du petit nombre de films et de la grande variété des sujets, Mamoulian est d’abord un formaliste. L’approche d’un sujet s’accompagne de l’invention d’un langage. Aussi ses œuvres sont-elles des expériences fortes de cinéma, de formes en plein processus.
Le parlant résistait. Les caméras s’étaient figées. Et leurs moteurs peu délicats ronronnaient. Comme René Clair, qu’il fréquenta pendant son étape parisienne, Mamoulian goûte la mobilité, et refuse la limitation technique. La caméra va rouler sur des chariots à pneu, et Applause sera un film de mouvement autant qu’une composition sonore.
Le langage de Mamoulian s’empare immédiatement du dialogue entre mise en scène et montage, entre plan long et assemblage virtuose, qui fonde le style classique. Ce balancement donne à chaque œuvre son identité et sa respiration. Un fameux plan long et subjectif ouvre Dr Jekyll et Mr Hyde, plongeant dans l’âme du héros. Au contraire, les transformations réclament des superpositions d’images et de sons, des rythmes conflictuels autour d’un battement cardiaque primordial. Un prélude au montage soviétique crée un premier ballet, donne une forme musicale à la pastorale de Résurrection, tandis que de longs mouvements, un montage voluptueux et l’absence de dialogue construisent un autre type de ballet, plus chorégraphique, pour la séduction amoureuse d’Anna Sten et Fredric March.
La conception de Porgy se distinguait par son expressionnisme rythmique et très cinématographique, que Mamoulian transportera au cinéma avec naturel. La cacophonie de Catfish Row, symphonie des sons et des rythmes, devient la symphonie des bruits de Paris au début d’Aimez-moi ce soir. L’unité scénique se déplace dans le montage de cinéma, et la conception des rythmes multiples qui permet le passage en douceur. L’ouragan de la pièce avait ses ombres géantes et tremblantes, qui rejoignent Maurice Chevalier en apache parisien dans le film musical. Sur le canevas du conte, tailleur, princesse et opérette sophistiquée, Rodgers et Hart reçurent pour mission de développer le film à partir des chansons, de concevoir une partition, et de laisser le cinéaste assurer l’unité formelle avec son armada technique : zoom, ralenti, pastiche de montage soviétique…
Cet homme de la machinerie romantique se passionne pour les effets spéciaux, les mouvements d’appareil complexes, le mélange des pistes sonores, l’élaboration de sons synthétiques (la création de Dr Jekyll et Mr Hyde), l’intensité de la couleur, les filtres de Dr Jekyll, ancêtre du morphing…
Dans L’Esclave aux mains d’or, le mélodrame croise le film de gangsters, et l’homme au violon devient l’homme aux gants de boxe. Tout est affaire de rythme, chaque univers s’exprime dans une respiration différente, la délicatesse du violon, la langueur voluptueuse d’un travelling sur un concert en plein air, l’énergie et la sécheresse de la boxe. Le mélange de La Furie de l’or noir (musical, mélodrame, western), typique de Broadway, réclamait des solutions formelles, et Mamoulian y dégage un flux qui traverse la variété des images. Lorsque le monde du cirque se transporte littéralement dans le western et l’épopée ouvrière, la chorégraphie des poseurs de pipelines dialogue et fusionne avec l’effervescence baroque du spectacle. Le Signe de Zorro laisse la trace durable d’un ballet d’épées et de torches, La Furie de l’or noir se résout dans la fusion baroque des pas d’éléphants, des fouets qui claquent, des oléoducs en suspension. Mamoulian tire une forme d’essence de chaque univers qu’il ramène à une expression chorégraphique sous les yeux du spectateur médusé. Les formes se contaminent, et le tableau sert à évoquer des correspondances lyriques (Garbo et la neige dans La Reine Christine, Dietrich et les arbres et fleurs dans Cantique d’amour), comme à basculer dans le romanesque. La magnificence d’opéra d’Arènes sanglantes repose sur des périodes picturales, des splendeurs de Titien, aux ocres réalistes de Murillo et aux ténèbres du Greco. Le montage chorégraphique de Belle jeunesse emprunte les tableaux régionalistes de Grant Wood et les anime. Dans Cantique d’amour, ce sont des fragments de statues qui composent l’image érotique de Marlene. Une structure théâtrale transcrit pour l’écran les grands romans de Tolstoï (Résurrection) ou de Thackeray (Becky Sharp, tiré de La Foire aux Vanités). L’usage de la couleur devient aria et geste d’opéra, qui bouleverse la tranquillité de Becky Sharp : l’ombre de Napoléon se superpose au bal de Bruxelles, l’envol des capes rouges sous un réverbère sanglant remplace la bataille de Waterloo. Aussi ce cinéma est-il un cinéma de transitions et de transformations. L’assemblage des formes passionne Mamoulian, lui inspire des partages d’écrans, des associations de motifs (les échos de pieds et de jambes de Docteur Jekyll ou de La Belle de Moscou, les bouteilles, les bulles et les cuves d’alcool des Les Carrefours de la ville). La double nature de Jekyll, la transformation morale de Fredric March dans Résurrection, le monologue intérieur de Sylvia Sidney dans Les Carrefours de la ville, l’ébriété de Mickey Rooney dans Belle jeunesse le stimulent la création de métamorphoses visuelles et sonores. Avec Mamoulian, la fusion entre expressivité lyrique des héros et du style est totale. L’artifice ne s’y dissimule pas. L’ivresse du spectateur naît aussi de la conscience de la mise en scène qui s’exécute, des bruits de Paris qui s’assemblent ou de la chanson romantique qui circule dans Aimez-moi ce soir, des images qui affichent leur nature stylisée. Le début du Joyeux bandit, avec son pastiche de Scarface, qui n’est finalement que le film regardé par les piètres bandits mexicains du film, construit un abyme, une conscience joyeuse des images, quelque chose que l’on appellera plus tard modernité, et que Mamoulian perçoit à juste titre comme l’un des fondements de la mise en scène classique. Rouben Mamoulian fut un poète des éléments et des rythmes, au cœur d’un cinéma hollywoodien en plein âge d’or romantique. Sa filmographie est peuplée de stars (Garbo, Dietrich, Gary Cooper, Tyrone Power, Fredric March, Irene Dunne…), ses films des événements prestigieux, immortalisant Garbo (l’ultime plan de La Reine Christine) ou le Technicolor (Becky Sharp fut la première fiction en couleurs). Presque chaque film est un canon du genre auquel il s’est attaqué, même si, à l’évidence, l’esprit du musical unifie toute l’œuvre. Le plus important, c’est que cet artiste hollywoodien si expressif laisse un cinéma traversé de mystère, telles ces statues de chats des Carrefours de la ville qui se substituent aux personnages…
Pierre Berthomieu