Samuel Fuller
Du 3 janvier au 18 février 2018
Puissance du paradoxe
De tous les cinéastes américains dont la carrière débute après la Seconde Guerre mondiale, Samuel Fuller est sans doute le plus compliqué, le plus énigmatique, le plus difficile à appréhender. Il sera l'objet d'un engouement cinéphilique particulier en France, d'autant plus fort sans doute, que les quelques films « anti-rouges » qu'il réalisa lui valurent longtemps un rejet relatif au nom d'un certain prêt-à-penser idéologique. Le début du fameux texte de Luc Moullet paru dans les Cahiers du cinéma de mars 1959 donne une idée de l'impression que fit le cinéma de Fuller à ceux qui le découvrirent alors. On y apprend que « les jeunes cinéastes américains n'ont rien à dire, et Sam Fuller encore moins que les autres. Il a quelque chose à faire, et il le fait naturellement, sans se forcer. »
Voir et savoir
Samuel Fuller est avant tout un formidable raconteur d'histoires. Mais les histoires qu'il raconte sont le produit d'une expérience biographique unique. Il est peut-être le dernier grand cinéaste américain dont la vie fut le carburant authentique d'une œuvre unique en son genre, une œuvre qui se nourrira des doutes d'un système avant qu'elle ne puisse plus y trouver sa place. C'est dans le journalisme qu'il débute, très jeune, à 17 ans. La vie est elle-même une mine d'histoires à raconter. Il commence à écrire des romans. Il se trouvera aux premières loges de la grande catastrophe du XXe siècle, le second conflit mondial, qu'il expérimentera en fantassin, en première ligne de plusieurs grandes batailles (le débarquement en Afrique du Nord, en Italie et en France) et en premier témoin de l'existence des camps d'extermination. Dès lors, son cinéma sera avant tout marqué par ce souci, obsessionnel, de montrer et, surtout, d'informer. La clé de son œuvre se situe sans doute ainsi dans ce moment, crucial pour la compréhension de celle-ci, de Verboten! où la jeune Allemande traîne son frère, activiste nazi, au procès de Nuremberg et l'oblige à voir les images des charniers prises lors de la libération des camps, témoignage filmé de la barbarie. Il convient dans le cinéma de Samuel Fuller de ne pas détourner le regard du spectacle du Mal. Ironiquement sûrement, Larry Cohen, qui lui donne le rôle d'un chasseur de nazis et de vampires dans Les Enfants de Salem (1985), imagine une scène où son personnage contraint des enfants à regarder en face les assauts brutaux des créatures de la nuit. Comment mieux définir l'impératif qui fonde son œuvre ? Provoquer une sidération qui paralyse momentanément toute raison consolante, dévoiler ce qui, du monde, relève d'une apparente aberration mais qui en désigne la nature cachée.
Un monde renversé
Le concept d'information est en effet au centre d'un art qui sait que la perception de la réalité au cinéma est le produit d'un jeu dialectique entre le réel et sa représentation. Mais il y a, dans les films de Fuller, la conscience d'une insuffisance essentielle de la fiction à produire l'exact sentiment du vrai. Elle sera donc marquée par une violence inédite, celle de situations extrêmes ou paradoxales, celle construite par un montage discordant. Il faut avec Fuller en passer par le choc pour atteindre une forme souterraine de douceur et, surtout, de vérité. Son premier film prend déjà à rebours certaines mythologies du western. Le douteux héros de I Shot Jesse James, tourné en 1947, est justement l'assassin d'une légende, le traître qui abattit le célèbre hors-la-loi, objet d'un culte lui-même ambigu. Tout le cinéma de Fuller va provoquer chez le spectateur le sentiment d'une inversion des valeurs. C'est un art du paradoxe qui est aussi un art du chaos. Les figures humaines construites par le cinéma hollywoodien se retrouvent lestées de qualités contradictoires : le sudiste raciste devient Indien (Le Jugement des flèches), le petit malfrat et la prostituée se révèlent patriotes (Le Port de la drogue), l'intolérant xénophobe est aussi héroïque, tout comme le bourreau stalinien s'affirme particulièrement sentimental, détaché, contrairement à lui, de tout préjugé racial (China Gate). Pour l'antipathique héros des Bas-fonds new-yorkais, venger son père est une manière d'effacer la veulerie de celui-ci, quête dérisoire à laquelle il sacrifie son humanité. L'escroc cynique prend conscience de l'amour qu'il porte à sa femme et renonce à son obsession (The Baron of Arizona). À cet égard, sans doute peut-on réduire le héros fullerien à un obsessionnel dont la quête s'inscrit au-delà de toute morale, au-delà du bien et du mal. La question de la culpabilité et de l'innocence est ainsi rendue singulièrement complexe notamment par la présence fréquente de personnages d'enfants, entre pureté et désillusion. Et sans doute le chien psychopathe de White Dog apparaît-il ainsi comme une figure extrême, celle d'un conditionnement insensé et sans rédemption possible. Un écheveau d'affects complexes et intenses relie sans cesse les protagonistes par d'invisibles et indicibles liens (La Maison de bambou).
Et pourtant, il tourne
Le cinéma de Samuel Fuller aura sans doute dessiné l'une des frontières, certes poreuse, d'un système hollywoodien qui, pour reculer le moment de la fin, avait, à partir de la fin des années 1940, accueilli toutes sortes de façons d'introduire le doute, l'angoisse et même la névrose dans ses fictions (Anthony Mann, Nicholas Ray), tentant ainsi de se survivre avec ce qui participera de sa destruction. Ne trouvant plus sa place au cœur d'une machine qu'il avait contribué à saborder, Fuller trouvera en Europe une manière de faire quelques ultimes films, jouera son rôle d'icône d'une certaine conception, devenue mythologique, du cinéma (son apparition dans Pierrot le fou) mais trouvera encore le temps de signer deux titres-sommes et récapitulatifs, Au-delà de la gloire en 1980 (pour le fondement biographique de son œuvre) et White Dog, en 1981 (pour l'impossible retour à une innocence perdue), témoignant d'une vision du monde, de l'existence et de l'art cinématographique singulièrement lucide.
Jean-François Rauger