Sergio Corbucci
Du 9 au 29 juillet 2018
Le carnaval des âmes
Un homme aux yeux d'un bleu profond traîne un cercueil, traversant les espaces boueux d'un no man's land qui se révèlera peuplé de Mexicains féroces et de cruels racistes cagoulés, perdants revanchards d'une guerre civile oubliée. En 1966, la figure de Django, le pistolero christique et vagabond, contribua à inventer une nouvelle esthétique, un baroquisme qui allait singulariser à tout jamais le western italien, détaché désormais de toute logique d'imitation pour rattacher ses trouvailles à une autre préhistoire esthétique que l'Ouest américain.
C'est donc avec Django, et une poignée de films réalisés dans la foulée du succès de celui-ci, que le réalisateur Sergio Corbucci se vit étiqueté spécialiste du western « made in Cinecittà ». Certes les films précédemment tournés par lui, dans le flux d'un cinéma de pur divertissement, ne lui avaient pas encore donné un nom, mais reconnaissons que le genre, auquel il donnera quelques titres de noblesse triviale, aura été seulement une étape dans une carrière menée au cœur du cinéma populaire transalpin et commencée au début des années 1950, après des études d'économie, une pratique de critique et des années d'assistanat, notamment sur des films de Roberto Rossellini. Il est aujourd'hui difficile de juger des débuts de sa carrière tant les films qu'il a tournés dans les années 1950 sont devenus, concrètement, impossibles à voir. Sans doute le devine-t-on responsable d'œuvrettes alors au goût d'un public friand de larmes (Salvate mia figlia, Suprema confessione) et de chansonnettes (Carovana di canzoni).
La force du destin ou l'ironie du sort ?
I Ragazzi dei Parioli, en 1959, aurait pu marquer un tournant dans la carrière du cinéaste. Avec cette histoire de fils de famille désœuvrés se faisant passer pour des producteurs de cinéma afin de draguer des filles, Corbucci annonce certes déjà un intérêt qui ne se démentira pas pour les personnages d'imposteurs, mais témoigne aussi de l'ambition d'un réalisateur tentant de sortir des conventions de genre pour faire, peut-être, œuvre personnelle. Cousin des premiers titres d'un Jean-Pierre Mocky par exemple, I Ragazzi dei Parioli, avec ses airs mélancoliques et « Nouvelle Vague », aurait-il été le premier essai d'une carrière d'auteur au sens fort du terme ? On ne le saura jamais. Le film fut un désastre commercial qui déterminera la suite de la carrière du cinéaste. Dans ses entretiens avec Noël Simsolo, Sergio Leone racontait : « Dans la séquence finale, le héros devait sortir pour se battre. L'histoire était dramatique. Les spectateurs étaient émus. Ils attendaient la fatalité de ce final. Mais voilà que le personnage jaillit dans la rue en faisant "Pan ! Pan !" Il utilise ses doigts à la place des revolvers. Le public n'apprécia pas cette conclusion en forme de blague. Une catastrophe. Sergio vint me voir. Il était désespéré. Il voulait redevenir assistant. »
Dès lors, le cinéaste se consacra au divertissement pur, à la réalisation de films populaires, en dessous des radars d'une critique italienne peu disposée à s'intéresser à cet opium du peuple. Il suivra les modes et les goûts d'un public à la fois routinier et volatile tout en apportant une touche personnelle. Ses péplums (Romulus et Rémus, Le Fils de Spartacus) annoncent les futurs westerns. Mais avant ceux-ci, Corbucci avait signé quelques-uns des meilleurs films tardifs mettant Totò en vedette (Les Deux maréchaux, Chi si ferma è perduto, Il Monaco di Monza) et servit le comique rustique du duo Franco et Ciccio (Les Fils du léopard, Il Giorno più corto), démente incarnation cinématographique de l'art des marionnettes siciliennes. Le western spaghetti, donc, lui donne l'occasion de s'affirmer, d'inventer figures et postures, de nourrir celui-ci de notations baroques et cruelles (Django, Le Grand silence), de s'épanouir dans la métaphore politique picaresque (Le Mercenaire, Compañeros). Puis, à la mort du genre, il tentera de revenir à une forme de comédie teintée de gravité, notamment avec Adriano Celentano (Bluff, Les Gouapes). Sans doute faut-il s'intéresser aussi à un moment de sa carrière, peut-être aussi riche que celle du western, un moment où il excella dans un genre hybride (mais l'hybridation n'est-elle pas la nature même de son cinéma ?) : dans les années 1970, il acclimatera en effet avec succès les mythologies du film noir aux grimaces de la comédie italienne (Deux grandes gueules, Le Pot-de-vin, Mélodie meurtrière, I Giorni del commissario Ambrosio). Puis la carrière de Sergio Corbucci, qui aura surtout été le produit d'une époque glorieuse et effervescente, suivra le déclin du cinéma italien lui-même, se perdant dans la comédie fin-de-race un peu sinistre. Jusqu'à un ultime et passionnant sursaut, avant sa mort en 1990, Donne armate, polar politique réalisé pour la télévision.
Masques et bouffons
S'il fallait apprécier la singularité, finalement pas si discutable, du réalisateur, sans doute faudrait-il, en examinant les meilleurs de ses films, dépasser la notion limitée de genre elle-même. Sergio Corbucci fut surtout celui qui mit au point, avec son style un peu heurté, sans raffinement inutile, une fusion du cinéma avec une Commedia dell'arte ressuscitée. Travestissements et jeux de rôles, gadgets et détournements (les cercueils cachant argent ou engins de mort dans I Crudeli ou bien Django) caractérisent une œuvre où les personnages portent des masques, littéralement (les esclaves rebelles du Fils de Spartacus, le bal des Gouapes, l'accoutrement de clown du péon révolté Paco Román dans Le Mercenaire, etc.), ou au sens figuré, et usurpent diverses identités (Totò se faisant passer pour un carabinier dans Les Deux maréchaux ou un moine dans Il Monaco di Monza, Vittorio Gassman en cabotin jouant plusieurs rôles, du cardinal venu du Vatican au chef révolutionnaire dans Mais qu'est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ?). La bouffonnerie y est souvent indissociable d'une cruauté morbide. Les tribulations picaresques, déclinées ad nauseam, y sont parfois moins la marque d'un discours politique articulé (les Zapata-westerns) que celle d'une forme de tragique carnavalesque.
Jean-François Rauger