Valeria Bruni Tedeschi
Du 2 au 3 février 2019
Impudica ma non troppo (Valeria Bruni Tedeschi, réalisatrice)
Révélée comme égérie de la folie ordinaire dans Les Gens normaux n'ont rien d'exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa (César du meilleur espoir féminin en 1994), Valeria Bruni Tedeschi devient l'héroïne fantasque de l'impétuosité. Elle incarne, entre autres, la femme ondoyante des films de Mimmo Calopresti, la beauté explosive aux yeux bleus de Patrice Chéreau (Ceux qui m'aiment prendront le train), la maternité anxiogène de La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvovsky ou le rire hystérique de la bourgeoisie décadente de Bruno Dumont (Ma loute). Issue de la troupe de l'école des Amandiers auprès de Patrice Chéreau et Pierre Romans, elle possède au théâtre un répertoire allant de Molière à Natalia Ginzburg et Fassbinder, incarnant encore récemment une Petra von Kant volcanique dans une mise en scène de Thierry de Peretti.
Mais c'est en tant que réalisatrice, à partir du début des années 2000, que Valeria Bruni Tedeschi déploie pleinement la richesse de ses obsessions. Elle réinvente, à sa démesure, une dialectique entre la manière fictionnelle et la matière autobiographique. Protagoniste de ses propres films, elle étend la gamme de son jeu pour un cinéma qui gambade avec le vrai sans craindre l'imaginaire, aussi cocasse et déchirant soit-il.
Coupable par bonté
Son premier film est d'une grâce déroutante. Il est plus facile pour un chameau... (2002) lui valut le Prix Louis-Delluc et une reconnaissance critique immédiate. Bruni Tedeschi y tient le rôle d'une étonnante créature dont l'intranquillité vient de sa différence. Elle explore un rapport d'étrangeté au monde induit par la culpabilité : Federica est riche, trop riche, riche au point de ne pas pouvoir se mettre en couple parce que le loyer est trop cher pour son compagnon et pas assez pour elle. Dans son deuxième film, Actrices (2007), c'est au tour de Marcelline, vivant dans un immeuble cossu de l'île Saint-Louis, de se confronter à d'anciens camarades de conservatoire, obligés d'abandonner une vocation pour gagner leur vie. Cette vie qui manque tant à une féminité virevoltante et inassouvie ne cessant de fantasmer le bonheur des épouses et des mères. Dans Un château en Italie (2013), elle est Louise et doit encore porter, malgré elle, le poids de son patrimoine, issu, apprend-on de la bouche des domestiques, des puissants de l'industrie turinoise. Que Valeria Bruni Tedeschi soit en effet fille de la haute bourgeoisie du Nord de l'Italie, que l'on reconnaisse au passage sa mère (Marisa Borini, jouant son propre rôle), sa célèbre sœur, l'adoré directeur du théâtre des Amandiers, ou encore ses hommes, importe peu. Ce qui est enivrant dans ce cinéma balistique qui doit beaucoup à sa collaboration indéfectible avec Noémie Lvovsky, c'est la manière dont elle invente de nouveaux tempi et des modes de circulation – de l'argent, des corps, des affects.
Échappées en solitaire
Dans ses trois premiers longs métrages, le personnage Bruni Tedeschi s'agite pour exister : Federica danse. Marcelline nage, avant de se lancer dans un sprint qui, de Nanterre, l'amène en quelques plans jusqu'au pont Neuf d'où elle saute dans la Seine. Alors, le film résout cette agitation par un arrêt sur image – qui sait, Marcelline serait peut-être capable de nager jusqu'au Havre afin de se libérer d'elle-même ? Louise, quant à elle, glisse dans la forêt, fuse à travers la neige et se précipite à Naples par un effet cut qui laisse imaginer qu'elle a vraiment couru depuis le 7e arrondissement à la poursuite d'un miracle.
On comprend que l'un des moteurs les plus puissants de l'héroïne multiple qu'incarne Bruni Tedeschi est la foi, une foi paradoxale et sans messe, une foi par désespoir : le curé lui recommande de voir un psychanalyste (Il est plus facile pour un chameau...) mais, deux films plus tard, pressée par son horloge biologique, elle s'enduit le ventre et les seins d'eau bénite avant de se battre avec des nonnes (Un château en Italie). La dimension loufoque de son atavisme religieux est le besoin de convoquer la foi qui ne subsiste plus que dans le souvenir de son enfance, et dans la fable reconstituée des séquences oniriques face à l'injonction désespérante d'aller mieux.
Allegro furioso
La fêlure de cette héroïne burlesque provient d'un deuil multiple, impossible : l'exil doré, la mort d'un père qui réapparaît tel un fantôme bienveillant, la disparition du frère, la fin d'un amour (elle dit à son ancien amant, croisé dans la rue, trop occupé pour prendre un verre : « On réessaiera dans quelques années ! »). Trébuchant, s'accrochant aux inconnus (médecin, notaire, curé, contrôleur), la princesse du conte souffre d'être mal aimée des princes qu'elle se choisit : ils sont trop égoïstes, trop enragés, trop lâches, trop mariés, trop pressés, trop jeunes. Bruni Tedeschi a souvent fait le portrait de fratries sans illusions, rappelant l'indolence des trois sœurs de Tchekhov, référence séminale qu'elle met en scène à son tour en 2015 pour la télévision. Mais lorsqu'elle joue, son personnage ne se repose jamais et cherche à créer : Federica écrit des pièces ; Marcelline est en constante tension nerveuse, hantée par son propre rôle, une Natalia Petrovna féminine et sensuelle telle que l'a probablement rêvée Tourgueniev, telle que l'exige le metteur en scène, telle qu'elle lui échappe, à elle. Louise a, quant à elle, arrêté d'être actrice pour « faire place à la vie ».
Avec l'imagination comme ultime refuge teintant un récit aux allures autobiographiques, Bruni Tedeschi renvoie au monde de ses propres « cités intérieures ». Mais avec tact et audace, elle fait aussi un portrait rageusement contemporain des folies du spectateur : un cinéma aux masques multiples, drôle et grave, effréné et rêveur. Une œuvre généreusement égoïste.
Gabriela Trujillo