de France
Il faut avoir vu Monika rien que pour ces extraordinaires minutes où Harriett Andersson, avant de recoucher avec un type qu'elle avait plaqué, regarde fixement la caméra, ses yeux rieurs embués de désarroi, prenant le spectateur à témoin du mépris qu'elle a d'elle-même d'opter involontairement pour l'enfer contre le ciel. C'est le plan le plus triste de l'histoire du cinéma. Un film d'Ingmar Bergman, c'est, si l'on veut, un vingt-quatrième de seconde qui se métamorphose et s'étire pendant une heure et demie. C'est le monde entre deux battements de paupières, la tristesse entre deux battements de cœur, la joie de vivre entre deux battements de mains.
Jeux d'été de Bergman a été un événement pour moi : c'est le film qui m'a donné l'impression que tout le monde peut écrire des dialogues de films, du moins que moi, en tout cas, je pouvais en écrire. C'était l'idée du naturel : réécrire ce qu'on dit dans la vie, ce qu'on a entendu. Ce qui est curieux, c'est que ça se soit passé à travers un film suédois sous-titré français, parce que j'aurais pu avoir ce choc-là à travers les films de Renoir dont je connaissais aussi la musique des phrases par cœur. Mais enfin, c'est Sommarlek qui a vraiment déclenché chez moi cette envie. Je me suis dit : « Au fond, je peux écrire des scènes d'amour ! » De même que Monika a dû être important pour Les 400 coups, dont c'était un peu une version femme. Ça m'avait stimulé. Parce que je ne suis pas de ces gens qui inventent tout, qui partent de zéro.
Je ne suis pas le moins du monde M. Je‑Regrette, mais je ne suis pas du tout M. Ingmar Bergman non plus. J'admire Bergman énormément, mais bon ! quelqu'un qui se sert de sa vie pour écrire de fabuleux scénarios, puis les filme tout aussi fabuleusement, ce côté Dr Jekyll et Mr Hyde, je ne comprends pas comment ça marche. C'est une autre façon d'être.
Bergman se place en dehors de toute catégorie morale ou même pratique. Ce n'est pas le succès mais le bonheur, la permanence d'un état heureux, qui fait l'objet de son étude. S'attachant à trouver l'éternité dans l'instant, l'absolu dans la sensation, son propos est contradictoire : le prix de l'instant est illusoire, mais il n'y a de bonheur que dans l'instant. Et le prix en est gâté par le fait que nous le savons illusoire.
Bergman occupe une place majeure dans mon panthéon personnel. Ce metteur en scène, l'un des plus grands au monde, a analysé l'esprit des femmes de façon extraordinaire. Lorsque j'ai vu Sonate d'automne au cinéma, j'ai pensé que le rôle joué par Ingrid Bergman était pour moi.
Il est le cinéaste ultime, qui absorbe tout ce qui fait la beauté du cinéma. Il filmait la vie telle que je la ressens. Réflexion faite, j'aurais dû baptiser mon fils Ingmar, ou Bergman.
J'admire Ingmar Bergman et, comme lui, je pense qu'il faut davantage fonctionner avec ses nerfs qu'avec sa tête.
Dans les années 70, j'ai grandi en adorant ses films. J'avais une passion pour son travail, mais sans le dissocier de ma passion pour le cinéma moderne. Bergman a été décisif lorsque j'ai fait mon deuxième film, L'Enfant de l'hiver, quand j'ai réalisé que ce qui m'intéressait dans un film, c'était de filmer des acteurs. J'étais fasciné par le processus de ce qui se passe sur le visage. J'avais la vague idée que cela avait quelque chose à voir avec Bergman. Il y avait quelque chose dans son travail qui me parlait directement en termes d'intimité dans l'écriture et pour la façon dont il utilisait des éléments semi-autobiographiques. N'importe quel cinéaste qui essaie de pénétrer la structure des relations humaines arrive sur le territoire de Bergman. Ce que j'ai appris de lui, c'est qu'on peut explorer les relations humaines avec un haut niveau de brutalité et de crudité, tant qu'on aime ses personnages. C'est un terrain hasardeux, mais je pense que, quelque part, son cinéma est déterminé par une pulsion sexuelle. À un moment donné, la nature de son inspiration a changé. Il est devenu plus réfléchi, plus intéressé par le passé. Après Fanny et Alexandre, il devait penser que ses jours de tournage étaient terminés, qu'il allait juste s'asseoir et être spectateur de sa propre postérité. Il analysait son travail de cinéaste de l'extérieur. Il se sentait étranger à la façon dont le cinéma évoluait. Mais j'étais totalement convaincu que cela deviendrait insupportable et qu'il recommencerait à faire des films. Pour moi, Sarabande est un chef-d'œuvre qui appartient à un autre monde.
La légende dit qu'il ne fait pas un cinéma de voix off. Très souvent, il y a des narrateurs. Ils ne commencent pas ses films, ils interviennent en cours de route pour accélérer le récit. Dans Persona, un narrateur intervient à la fin du premier tiers, quand elle quitte l'hôpital pour aller à la campagne. Tout d'un coup, tout est dit. Dans Une passion, il y a deux narrateurs, un au début et un autre, au milieu, qui dit : « Finalement il ne sort plus avec Bibi Andersson, le voilà marié avec Liv Ullman. Cela fait un an et demi qu'ils sont ensemble. » On se dit : « Oh, putain ! L'ellipse va super vite ! » La rapidité du récit chez Bergman est quelque chose qui m'a beaucoup influencé. Mon savoir populaire tenait en un seul nom : Bergman. Je connais Bergman, je le pratique tout le temps, je connais les scènes, les inflexions, la technique et les principes moraux qui génèrent les images, ainsi qu'un principe : ne pas être effrayé par l'affront ni par la violence. Il me semble qu'une mise en scène provenant des arts nobles donnerait un côté romantique à la chose, où on accuserait par exemple le personnage féminin, en en faisant une méchante. Mon point de vue était bergmanien dans le sens où j'admettais que ces choses puissent arriver ; il suffit que ça dérape.
Je me souviens de ce que j'ai éprouvé lorsque j'ai vu Monika pour la première fois... J'ai ressenti physiquement ce que c'était d'être une jeune femme, ce sentiment de l'été, de jeunesse, et de vivre le présent. Il y a pour moi dans ce film, encore aujourd'hui, quelque chose d'unique. Combien de fois – peut-être trois –, j'ai écrit un scénario qui s'intitulait Monika. Parce que c'est pour moi un mot magique, qui signifie « une jeune femme avec un corps vivant »... Je l'ai reçu comme s'il avait été réalisé pour moi.
Cela a été un choc quand j'ai vu Persona de Bergman. On en voit un, puis deux... Sonate d'automne a fini par m'achever. C'est une façon de faire que vous ne ne comprenez pas, que vous ne connaissez pas et c'est prodigieux d'efficacité.