1999. À l'exception de quelques prises de vue pour Le Temps de l'innocence, Scorsese n'a pas tourné dans sa ville depuis Les Affranchis en 1989. C'est donc un New York transformé qu'il va mettre en scène dans À tombeau ouvert. D'emblée, il annonce la couleur, avec une phrase en exergue : « film The takes place in New York City ». Précision à première vue superflue, puisqu'il y tourne depuis les années soixante... Sauf qu'ainsi, on entre de plain-pied dans le réel. Et en ajoutant, dans un second temps seulement : « In the early 90s », c'est comme s'il rattrapait un retard de dix ans. Il est temps pour lui de documenter ces années, qu'il a regardé passer de trop loin, et de compléter la cartographie qu'il dresse de New York depuis ses débuts.
À tombeau ouvert, c'est un rendez-vous avec des fantômes. Ceux qui poursuivent Frank, l'ambulancier en burn-out hanté par les vies qu'il n'est pas parvenu à sauver. Ou ceux d'une ville en perpétuelle mutation : « On ne reconnaît même plus les putes ! », déplore l'un des personnages. Les dialogues mêmes répètent le mot « fantôme » plus d'une quinzaine de fois. Les corps et les âmes que Frank tente de réanimer nuit après nuit vivent, survivent, comme des zombies. Ce ne sont plus des êtres humains. « J'ai essayé de suggérer ce qui se passe dans la tête de Frank en jouant avec la narration en voix off et avec l'imagerie hallucinatoire de la ville ». Halos de lumière, fumées, brouillard, flous, visions délirantes, lumières verdâtres, ralentis... À travers le regard usé et désabusé de Frank, Scorsese souligne le glauque, le sordide. La fatigue, les ravages de la drogue. Et la mort qui règne dans l'enclave de Hell's Kitchen, qui colle à ses habitants.
Scorsese fait dire à son héros, comme un prolongement de son propre vécu : « C'était le quartier où j'avais grandi, celui où je travaillais le plus. Et j'y croisais plus de fantômes au mètre carré que nulle part ailleurs ». Plan après plan, Scorsese dénonce en fait une réalité que la municipalité ne parvient pas à enrayer : « Les journaux new-yorkais ont vu un film d'époque parce qu'ils pensent qu'on ne voit plus de pauvres et de sans-abris dans la rue. Tant mieux pour eux si ça peut les rassurer, mais c'est faux. Le maire et les agents du gouvernement peuvent retirer les pauvres de la rue, ils continuent à subsister dans des abris insalubres, et la vie est toujours aussi dure pour eux. La prétendue restauration de New York depuis huit ans n'est qu'une opération de cosmétique. Même si c'est vrai que la ville est un peu moins dangereuse. » C'est là toute l'ambiguïté du travail de l'équipe de Rudolph Giuliani, que pointe sans indulgence À tombeau ouvert.
Mais Scorsese aussi a changé. Elle est loin, l'effervescence de Taxi Driver : « Je ne suis plus un jeune homme, donc c'est un peu plus difficile pour moi de battre la semelle dans les bas quartiers. C'était moins pénible à l'intérieur de l'hôpital Bellevue, où notre décor était aménagé dans une aile désaffectée. Mais, là encore, on tournait de nuit, et passer 15 ou 16 heures d'affilée dans la salle des urgences n'est pas très plaisant. » La fatigue se fait plus facilement ressentir, et le tournage de nuit pose des problèmes pratiques : « Le plus stressant, ce fut la logistique liée à l'éclairage des rues. Chaque coin de rue a son éclairage propre et aussi ses acteurs et figurants mêlés aux passants. Dans ces conditions, un simple plan d'ambulance peut devenir un cauchemar. »
Alors, au milieu de cette agitation, devant et derrière la caméra, Scorsese s'offre, en même temps qu'à son personnage et au spectateur groggy, quelques instants de répit, la propreté après la fange. D'abord une accalmie au bord de l'Hudson, entre deux missions. Ensuite, lorsque après les sirènes furieuses, les cris, l'hôpital survolté, Frank rentre chez lui au petit matin : la rue presque déserte paraît plus propre, plus calme, et la caméra s'élève, comme apaisée, vers le ciel, dans une respiration nécessaire.
Une parenthèse, seulement, car Scorsese montre une ville destructrice. Mary à Frank : « Cette ville peut vous tuer si vous n'êtes pas assez fort ! » Réponse :« Non, elle ne fait aucune différence. Elle attaque tout le monde. » New York est une prédatrice, vénéneuse, qui ensorcelle par l'illusion d'une beauté éternelle. Ainsi Cy, le dealer, blessé sur son balcon, prend le temps de regarder la skyline et de crier : « J'aime cette ville ! » Une scène de tournage mémorable : « Il était embroché au vingtième étage d'un HLM de Manhattan à 4h30 du matin avec un cirque infernal à ses pieds. Ça, c'est New York tout craché. » Une ville démentielle, mais aussi généreuse : « L'avantage, c'est que si j'ai besoin d'un plan d'ambulance tournant au coin d'une rue, j'ai un choix quasi illimité d'intersections. Si je n'ai pas le temps de faire le plan ce soir-là, je peux toujours le rattraper trois jours plus tard, quelques pâtés plus loin, sans avoir à déplacer toute la production. »
À tombeau ouvert est un regard honnête sur New York. Un constat, ni amer, ni dupe, mais affectueux, qui réaffirme finalement tout l'amour nostalgique qu'il porte à sa ville. « C'est là qu'on peut observer la condition humaine. Quels que soient les efforts du maire actuel, c'est toujours une jungle. Et je l'aime, cette jungle ! »