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Sátántangó est la pièce maîtresse de l'œuvre de Béla Tarr, cinéaste apocalyptique qui, avec ce triptyque monumental de 7h30, réalise sans doute le film définitif sur la fin des temps, en l'occurrence ceux de l'Union soviétique qui, en cette aube des années 1990, s'écroula moins avec fracas qu'elle ne s'exhala comme on rend le dernier souffle. Dans une ferme collective en décrépitude, au cœur de la puszta battue par une pluie incessante, une poignée d'habitants aux abois se dispute la recette agricole de l'année. Ils assistent craintifs au retour d'un des leurs, un dénommé Irimias (comme le Jérémie de la Bible) qui prétend les entraîner hors de chez eux, vers une lointaine et obscure promesse. Leur sarabande avide et claudicante est saisie au gré de prises époustouflantes, certaines avoisinant les dix minutes, se resserrant comme une toile d'araignée autour des mêmes événements – une nuit de beuverie, la solitude terminale d'une petite fille, la virée ivre d'un médecin, l'arrivée du faux-prophète – qui définissent le cosmos du film, rythment son tango infernal. L'apocalypse n'a rien ici d'un grand spectacle de destruction. C'est au contraire la révélation d'une vérité nue, celle du monde quand ses mythes explicatifs (ici collectivistes) s'en sont envolés : un tourbillon de boue, de froid, de peur, de désarroi, de crédulité et d'instincts. Avec Sátántangó, Béla Tarr réalise, comme Jérôme Bosch vers 1500, au regard d'une Europe de l'Est se réveillant d'une lourde gueule de bois, sa propre et grandiose Nef des fous.
Mathieu Macheret