La Bandera

C'est peu de dire que la critique est enthousiaste qui, sans toujours éviter les excès colonialistes, célèbre l'éloge viril jusque dans la dithyrambe, témoin le souvent parcimonieux Jean Fayard dans Candide : "Nous avons assez souvent réclamé un cinéma viril pour ne pas nous réjouir. La Bandera nous épargne les pleurnicheries du mélo ordinaire. Voici des hommes, des légionnaires, menant une vie rude sous un climat rude. On a su leur donner des traits ressemblants, sans forcer la note naturaliste ; cela seul nous permet de nous intéresser à eux et à leurs pauvres aventures. Les femmes ne joueront que le rôle très secondaire qui leur revient en Afrique [sic] : mais l’histoire ne perdra pour cela rien de son émotion... Il faut voir le film pour vous convaincre de sa vérité profonde. Ce reportage sur la légion...sent la vérité à tous les instants. La chambrée est vraie ; le bistro pour blédards assoiffés ne l’est pas moins. Le ton de ces militaires l’est certainement. Le capitaine campé par Pierre Renoir est un héros comme il en existe et non un héros d’image d’Epinal. Il parle à ses hommes le langage que ceux-ci sont prêts à entendre... C’est un très beau film, je dirais même un très grand film. Les Américains ont souvent autant de richesse épisodique, mais rarement autant de sincérité".

Sincérité et vérisme aussi pour La Cinématographie française : "La Bandera est un film viril et puissant, sombre et sobre, jamais lassant, jamais truqué, un film où, comme dans le roman qui l’inspira, on sent vivre et frémir des humains, gaillards solides et rudes, mais qui ont une chair, un cœur comme les autres... Dédaignant toute virtuosité, Julien Duvivier a tenu à faire un film vrai, sans chiqué, sans truquages. Ses hommes l’ont suivi comme une troupe son chef... Je ne saurais mieux dire que ce mot : vrai. La Bandera est vraie... Pour vous fait aussi dans le réalisme, et décerne en sus au film l'un des compliments qui assureront, dans les années qui suivent, la réputation de Duvivier et des plus beaux titres de sa filmographie - en particulier Pépé le Moko : "C’est un film, un vrai, un de ceux qui montreront, cette année, ce que vaut la production française, et la place que pourront lui conquérir quelques réalisateurs, quand ceux qui ont en charge ses destinées et son prestige feront pour eux ce qu’ils font pour elle... A plusieurs reprises, le son crée, ou plutôt suggère la couleur, et mieux que ne le ferait la couleur. Lorsque surgit, par exemple, dans mon souvenir, cet inoubliable défilé des légionnaires espagnols, les manches de la veste relevées jusqu’au-dessus du coude, qui lancent en marchant, dans un mouvement crâne, comme un défi, l’avant-bras gauche nu, poing fermé, à la hauteur de l’épaule droite, mystérieuses correspondances du spectre et de la gamme, c’est en couleurs que je le revois !... Quant à Jean Gabin... c’est le Bancroft français. Et, en disant cela, je le diminue, car il ne ressemble à personne".

Marcel Achard, dans Marianne, en perd presque son vocabulaire : "Quelle joie est de pouvoir dire enfin : "Voilà un film français qu'il faut aller voir. Voilà un film français qui nous honore. Julien Duvivier est redevenu le metteur en scène de Poil de carotte. La Bandera est un film triste, mais c'est un vrai bon film. C'est même souvent un grand film. C'est, en deux ou trois endroits, un très grand film"... Je souhaite que le film de Julien Duvivier rencontre auprès du public l'immense succès du film de Feyder [Le Grand jeu] Ce ne sera que justice. L'histoire est assez passionnante, pleine de rebondissements imprévus. Elle assure l'intérêt du spectateur. Les caractères des personnages... donnent au film sa qualité. Un dialogue de tout premier ordre de Charles Spaak, auquel on ne peut guère reprocher qu'un abus de l'argot... une interprétation éblouissante, la perfection de la mise en scène concourent à faire de ce film quelque chose de rare. Hâtons-nous d'ajouter qu'un film comme celui-là honorerait n'importe quelle production, fut-elle américaine... J'ai reproché au dialogue l'abus qu'on y fait de l'argot. Je sais bien, ces personnages sont des légionnaires, des mouchards, voire des assassins. Il n'en est pas moins vrai que certaines phrases risquent de n'être pas comprises dans les calmes provinces où l'argot est encore une langue étrangère. J'ai moi-même éprouvé deux ou trois fois la nécessité d'un lexique [sic]. Le mot qu'a illustré Cambronne y est prononcé au moins deux fois de trop, et à des moments justement où la garde ne se rend pas".

René Bizet, dans Le Jour, tempère les célébrations documentaires que d'aucuns ont vu dans le film, en soulignant justement l'apport du romancier : "Voici encore un beau film français de grande classe, avec des qualités de clarté et de netteté dans le récit, si je puis dire, qui sont spécifiquement françaises (...) Il n'apporte pas (...) un style cinématographique caractérisé, mais plutôt un réalisme violent, à quoi l'on reconnaît sa personnalité. Il s'efforce de faire vrai et simple. Ce n'est pas une tâche facile (...). Il [Mac Orlan] y a vu là [dans la Légion étrangère] les derniers fidèles de l'aventure, ceux qui vivent pour oublier et qui meurent pour mourir, gratuitement, sans autre idéal que celui de l'étrange famille qu'ils se sont créée. L'atmosphère de la légion... est la plus étrange encore peut-être pour nous, car le prestige de la France ne couvre plus à nos yeux la rigueur de cette armée de métier. M. Julien Duvivier a apporté dans l'exécution de son film une sobriété qui fait se succéder rapidement les scènes émouvantes, met en relief une demi-douzaine de personnages âprement dessinés, tient le public en haleine jusqu'au salut final aux morts du fortin. Je ne vois qu'un hommage, certes mérité, à Melle Annabella, mystérieuse et passionnée à souhait dans le rôle d'une jeune Marocaine, qui puisse justifier les rapides images qui terminent le film, et qui ne s'imposaient pas".

Car de fait les rares critiques qu'on fait au film sont les plus paradoxales : trop de femmes ! - ainsi de Jean Laury dans Le Figaro : "L'œuvre nouvelle de Julien Duvivier - Julien Duvivier nouvelle manière - est d'une qualité rude qui l'apparente à La Patrouille perdue et autres films étrangers dont nous déplorions qu'ils ne fussent pas français. Le metteur en scène (...) fut tenté par l'éblouissante lumière du bled dont il nous retrace les beautés vigoureuses à base de soleil et de mort. La première qualité de La Bandera consiste en l'absence d'effets appuyés... On observe, vis-à-vis des spectateurs, le silence sur le passé promis aux légionnaires et que ceux-ci payent en devenant des hommes sans nom (...). Si l'on était resté "entre hommes", le film eût été moins public, mais meilleur (...). Seulement voilà, il a fallu que des femmes s'en mêlent, et l'ensemble y perd en vraisemblance et en vigueur. Cette maison Tellier, située en plein bled, abrite des danseuses de toutes couleurs qui s'expriment avec la préciosité de Madame Bovary, avec la noblesse d'âme de Chimène : elles ont trop lu ! Annabella, méconnaissable sous un maquillage étonnant, est puérile, sautillante, espiègle : ses chagrins de petite fille contrariée n'empruntent rien au fatalisme silencieux des mahométanes, et ce cabaret chantant est le dernier salon où l'on cause ; le capitaine baise la main de la maîtresse de son sergent, lequel mis à conquérir sa belle une délicatesse qui eût été de mise, à la fin du siècle dernier, avec une fiancée de seize ans, récemment sortie du Sacré-Cœur. C'est dommage - mais le film n'en demeure pas moins un grand film qui nous fait honneur."

Et le précieux Alexandre Arnoux, dans Les Nouvelles littéraires, va une fois de plus au-delà de la louange pour nos présenter quelques vérités intimes sur Duvivier et sur son film : "Voici une belle œuvre, solide, nette et sans bavure, habilement découpée, fortement réalisée, soignée dans les moindres détails, bâtie enfin sur un sujet véritablement cinématographique, simple, direct, pittoresque, humain. Je ne doute pas de son succès auprès de tous les publics. Il est juste, il est nécessaire que cet ouvrage nous aide à persuader les bas industriels qui s'entêtent à avilir notre production que nous avons raison contre eux, il faut que La Bandera nous fournisse un argument irréfutable. L'activité de Julien Duvivier ne chôme pas... La Bandera lui a offert une matière qui n'outrepasse pas ses limites, qui coïncide parfaitement avec les possibilités de son génie naturel qui est âpre et précis, réaliste et minutieux, qui excelle à dessiner rapidement un personnage dans son atmosphère, à croquer le raccourci d'un événement. J'ai eu l'occasion déjà de comparer Duvivier à Maupassant pour la concision, la probité et l'instinct du relief vigoureux ; son dernier-né confirme singulièrement mon opinion. Quelques critiques ont parfois reproché à notre metteur en scène de n'avoir pas su se forger un style original, marqué, qui se dévoile dès la première image ; ils brouillent, je pense, le sens des mots. Style ne signifie pas singularité ou procédé. Duvivier se soumet toujours à la substance de son scénario, il préfère s'effacer à dénaturer. Mais cette humilité même (une humilité qui n'a rien de timide ni de balbutiant, extrêmement consciente et volontaire au contraire) constitue sa signature propre, son seing authentique. La sûreté de touche de La Bandera est incomparable... Duvivier a épousé avec une maîtrise soutenue cette vision "macorlanienne" du monde contemporain. Il n'a jamais laissé s'appauvrir entre ses mains l'anecdote ; elle demeure toujours riche, sous le dépouillement de l'appareil romanesque, d'on ne sait quel sens assez malaisément définissable, d'une grandeur émanée mystérieusement des choses et des hommes et où le réalisme apparent de l'ouvrage se dilue et se sublime, où le fait divers gravit le plan de la tragédie".

C'est peu de dire que la postérité critique du film ne sera pas à l'aune de son triomphe contemporain. Lors de sa ressortie en 1959, le ton est tout autre, comme celui de Jean Carta dans "Témoignage chrétien : "Accueilli triomphalement à sa sortie, La Bandera porte aujourd’hui très largement son âge. L’incroyable vieillissement de ce film semble d’autant plus curieux que ni la qualité de la copie, ni les vêtements des protagonistes ne sont des facteurs de dépaysement... Les combattants d’en face ne peuvent être que des bêtes malfaisantes qu’il importe d’écraser au plus tôt, sans pitié ni respect. Tant de manichéisme traduit bien autre chose qu’un racisme (que contredirait d’ailleurs le couple Aïcha-Gabin). Il traduit une assurance sereine que la civilisation est du côté des légionnaires, et c’est le sursaut de la barbarie - du "mal" - qu’on réduit en massacrant ces "sauvages" ". Et René Gilson a beau jeu de rapporter dans Cinéma que "jusqu’à nouvel ordre... le meilleur film sur la Légion demeure : "Les 2 légionnaires" de Laurel et Hardy... Il est permis de penser que ce milieu de la Légion est assez peu intéressant en soi, d’abord, [ensuite] que ces histoires d’oubli et de rachat du passé condamnable par le sain maniement des armes en Afrique du Nord contre les "salopards", sous le commandement d’un capitaine au grand cœur, sont plutôt écœurantes".

Plus tard, La Bandera sera considéré comme une parfaite expression de l’esprit colonial français. Dans Caméras sous le soleil, Bataille et Veillot écrivent : "Ce film violent, solide, n’abordait à aucun moment des problèmes locaux. Excepté la fausse marocaine Annabella, on ne voyait pratiquement aucun indigène. Les insoumis eux-mêmes, lors du combat final, n’étaient montrés qu’en silhouette, sur des crêtes lointaines, à peine humains, jouant plutôt le rôle fatal du Destin, au même titre que le paysage implacable auquel ils étaient incorporés... " D'ailleurs, notent les auteurs de Génériques des années 30, il s'agit d'un "ennemi fantasmé, comme ces Rifains en longue robe blanche... tenue citadine fort peu vraisemblable chez les montagnards du Rif, généralement habillés de lourdes djellabas de laine fruste et brune". Mais c'est que, comme le montre bien Barthélémy Amengual dans sa "Défense de Duvivier", le réalisme n'est en fait pas de mise : "Cette Légion du cinéma est à la vraie comme le maquis de "Pépé" est à la vraie Casbah : il ne s’agit plus que d’un lieu tragique abstrait. Avec la Légion, le cinéma français retrouvait le monde grec de la tragédie, sec et cassant, son soleil blanc, ses mouches, ces Parques aveugles-aveuglantes. Chez Duvivier, chez Feyder, la Légion constitue le principe tragique à l’état pur, le destin vide, la forme abstraite du fatum... A l’égal du désert, elle confronte l’homme à l’absolu. Elle le dresse devant son dénuement, son absurde et dérisoire inutilité. Elle est armée sans guerre, combattants sans ennemis".

Le grand jeu (1934) avec Marie Bell, Georges Pitoëff et Pierre Richard-Willm.

La patrouille perdue (The lost patrol) (1934) de John Ford, avec Victor McLagen, Boris Karloff et Wallace Ford.

Les deux légionnaires, alias Beau Hunks , tourné en 1931, dont le titre parodie le fameux Beau geste, autre classique du film de légionnaire, dont une première version avait été tournée en 1926 (avec Ronald Colman) et dont la plus fameuse reste celle réalisée en 1939 par William A. Wellman, avec Gary Cooper dans le rôle principal.