Un carnet de bal
Pour un film qui va connaître un tel succès public, la critique est étonnamment tiède, même si Georges Champeaux, dans Gringoire, a des comparaisons plutôt flatteuses : "Ce film qui "marche" aussi fort qu'Ignace [1937, de Pierre Colombier, avec Fernandel, Charpin et Alice Tissot] respire l'intelligence et le goût. Mieux : c'est un film d'une grande richesse de nuances, et qui fait appel tour à tour à l'émotion, à l'ironie, au sentiment poétique... Ou je me trompe, ou M. Julien Duvivier doit avoir beaucoup pratiqué Flaubert. Il y a de la Madame Bovary et du Frédéric Moreau dans son héroïne... On s'accommode du décousu de l'ouvrage. Même, la majorité des spectateurs aurait préféré cette formule à celle de la narration liée, et j'ai eu l'impression très nette qu'elle attendait un spectacle de ce genre... M. Duvivier joue de la caméra en virtuose. C'est le tzigane du septième art".
Curieusement, ce même argument littéraire se retourne contre le film, du moins si l'on en croit Jean Fayard dans Candide : "L'idée [du film à sketches] a plu. Nous ne pouvons nous empêcher de la trouver trop littéraire. L'écrivain peut se permettre, lui, la mélancolie des retours dans le passé. L'art visuel s'accommode beaucoup moins bien de l'amertume et des regrets. Aussi, l'histoire ne remplira que son rôle de liaison et ne parviendra guère à nous émouvoir. Il nous reste donc les sketches qui nous semblent fort inégaux. Le premier appartient à l'affreux mélodrame... [Sketch de Jouvet] On n'a rien fait de mieux dans le cinéma français. Rien qui soit plus fort, plus juste, plus pertinent et plus heureux. Jouvet, en outre, donne à la figure de Joe [sic] un relief hallucinant et il évite les attendrissements faciles. Voilà du grand art... Ce film a le défaut de ceux où on a voulu mettre trop de choses. L'évocation du bal dans la mémoire de Christine, l'évocation des jeunes filles en mousseline dansant au ralenti avec des jeunes gens de rêve a beaucoup de grâce ; le sketch Blanchar au contraire, d'un réalisme sordide, nous a rappelé le cinéma allemand de l'époque expressionniste. La scène d'Harry-Baur est noble et digne, presque un peu Saint-Sulpice. Celui de Fernandel appartient au café-concert. Sans doute, le metteur en scène a-t-il tenu à nous montrer toutes les nuances de sa palette. Mais, précisément, l'inégalité de la réussite nous montre que M. Duvivier, en dépit de son talent, n'a pas tous les dons. A côté d'images très heureuses, comme celle des petits chanteurs, on trouve bien fades les chromos sur le lac du prologue et de l'épilogue. Une des difficultés essentielles pour l'artiste, c'est d'adopter un style et de s'y tenir. Sans doute a-t-il le droit de varier ses plaisirs. Mais chacune de ses œuvres doit avoir une unité. Un carnet de bal manque à cette règle essentielle ; je sais que la gageure était difficile, avec une telle poussière d'intrigues. Mais c'est précisément par le ton qu'on devait lui donner une unité intrinsèque, une sorte de cohérence morale qui en aurait singulièrement augmenté la valeur et la portée. A cela, M. Duvivier n'a pas su parvenir".
Dans Pour vous, Lucien Wahl souligne combien le choix de son interprète principale est préjudiciable à la crédibilité générale du film : "Mlle Marie Bell, d’ailleurs, imposante, élégante, dont le visage, cette fois, n’est pas abîmé par la photographie, y est agréable à voir, mais parle - évidemment l’auteur l’a voulu ainsi - avec une sorte de suffisance. Même quand Christine veut être aimable, elle a l’air de jouer la comédie en sociétaire grave, ce qui n’est point sa coutume... Ne cherchons point dans Un carnet de bal des notations psychologiques. C’est une succession de pièces en un acte conduites dans un style cinématographique avec la science de l’écran plutôt qu’avec des élans sentimentaux ou une conviction dans la réalité de l’histoire de Christine. C’est une sorte de devoir de maîtrise auquel la majorité du public est sensible".
Bien sûr, La Cinématographie française y va de sa dithyrambe, mais transforme illico le film en "machine de guerre" - sans le servir pour autant : "Voici un admirable film français, l’une des plus nobles œuvres que la pensée française, la technique française, l’art français aient inspirées. Un carnet de bal est nettement un ouvrage d’art, original, fort, sans lourdeur comme sans mièvrerie. Son originalité de sujet, sa curieuse contexture, sa fragmentation très souple, l’unité qui fait que chaque sketch s’implique aux autres sans qu’il y ait rupture d’émotion, tout est de la plus grande habileté et du plus délicat métier qui soient... Un carnet de bal mérite sans contestation la haute distinction internationale qui l’a récompensé à Venise. C’est l’un de ces films-phares qui projettent sur notre pays, une lumière d’intelligence et de beauté".
Eu égard sans doute à sa renommée, la postérité critique du film sera plus grande - et plus habile. Raymond Chirat note, bonhomme, que "en dépit de ses défauts qui tiennent à la fois à la conception même de l’œuvre et des partis pris de Duvivier, le film garde un charme un peu éventé, accru par la nostalgie d’une époque disparue. On oublie le faux bon rôle de Marie Bell qui, en huit robes de soirée, est condamnée à écouter et regarder les prouesses de ses partenaires. L’échantillonnage des visites, prétexte à des numéros d’acteurs, est d’un arbitraire qui frôle l’incohérence. Le pessimisme du metteur en scène est à son affaire : une mort naturelle en coulisses, deux suicides qu’on évoque, une démente, un épileptique, un père qu’on bafoue, un petit commerçant embourgeoisé et sans espoir, un guide voué aux avalanches, un assassinat, un dominicain, la mesure est comble. Emergeant avec autorité de ces ténèbres, Duvivier s’affirma grand directeur d’acteurs... Il avait su d’autre part jouer magistralement avec ses images et avec l’aide précieuse de la partition de Jaubert, créer ce climat onirique qui règne d’un bout à l’autre du film, où l’on se demande à la fin si Marie Bell n’a pas fait un mauvais rêve pour s’être ainsi promenée, muette et troublée, chez tant de personnes inquiétantes et bavardes ".
Quinze après la sortie, dans Positif, J. P. Marquet avait été nettement moins amène à l'occasion d'une reprise du film : "Dans Carnet de bal... il n'y a pas d'idée centrale, de thème général. Il y a tout juste un prétexte... Aussi ne faut-il pas s'étonner si ce lien n'est guère solide. La belle héroïne, riche et désœuvrée, partant à la recherche de ses amours défuntes sort tout droit des pires romans feuilletons... Une telle héroïne donc ne peut faire battre le cœur que de quelques midinettes encore peu à la page... Duvivier a beau faire, dans son désir de fabriquer de l'Art à tout prix, il ne réussit à aucun moment à nous faire prendre sa marchandise pour ce qu'elle n'est pas, à nous cacher le côté feuilletonesque de son histoire, et surtout l'absence totale de réalité de ses marionnettes, car aucun de ses personnages n'a d'existence réelle. Ils viennent jouer leur petit numéro devant nous sans que jamais ils soient le moins du monde entamés par les événements, sans que jamais ils soient engagés les uns vis-à-vis des autres.... Ici les personnages sont tout d'un bloc, sans fissures et tels à la fin de chaque sketch qu'ils étaient au début. Ils n'ont pas d'âme".