Au bonheur des dames
Au bonheur des dames sera l’un des derniers éclats français d’un art mourant et, à sa sortie, tous en ont bien conscience, et le célèbrent comme tel, ainsi de l’Hebdo : "De l’œuvre âpre et amère de Zola, Julien Duvivier a tiré un film d’un modernisme extrêmement correct. J’entends qu’il n’a pas tumultueusement "décalé" les situations aujourd’hui vétustes du célèbre roman. Il a su "côtoyer" habilement l’idée de Zola sans la rajeunir outrancièrement, ce qui aurait été une erreur, ni lui rendre son époque exacte, ce qui eût été un impair. Tel qu’il nous l’a présenté, le Bonheur des dames n’a nullement paru anachronique, ni aux fervents de Zola, ni à nos cerveaux blasés d’hyper-modernes. Sur ce scénario droit, implacable, Duvivier. a bâti des scènes excellentes. Certaines, comme l’obsession des démolisseurs, [ont] atteint au lyrisme du Symbole. Elle a d’ailleurs justement été ovationnée. Applaudissons, nous Français, au succès de cet excellent film dont la carrière dépassera certainement nos frontières. Il le mérite, car il contribuera à relever, in extremis, le prestige de notre art national ".
Lucie Derain, dans La Cinématographie française, tout aussi enthousiaste, souligne elle aussi combien est féconde la "trahison" de Zola : "Voyons ici des êtres têtus, désespérés, haineux, tendres, cupides, toute une humanité en raccourci avec ses rancœurs, ses petitesses et ses folies. Les personnages qui semblent autant de vivants symboles sont dressés avec un simple détail, sans grandiloquence. Tout le drame du progrès est évoqué avec une simplicité infiniment sympathique. Duvivier a eu l’habileté de ramasser son action et, si le film est long, il ne le paraît pas. La diversité des scènes, l’accumulation des détails indicatifs d’un caractère, d’un état d’âme, d’une situation, la richesse décorative du film, parfois la vigueur de l’image, tout cela fait de ce film français une œuvre originale, marquante, intéressante. Une vaste fresque sociale brossée minutieusement avec des élans d’un lyrisme étonnant".
Dans Comœdia, Jean-Paul Coutisson y va lui aussi de son nationalisme, pour la bonne cause, inconscient sans doute de sa goujaterie à l’égard de Dita Parlo : "Ceux qui ne s'adaptent pas sont condamnés à mort". Une théorie de Darwin portée à l'écran par Julien Duvivier. Voilà un film qui fait honneur à la production française et qui démontre clairement toute la valeur de son metteur en scène. Cela est réconfortant et fait plaisir de voir un film aussi remarquable que Au bonheur des dames ait été tourné en France par une firme française avec des artistes français pour la plupart et par un metteur en scène français. Réalisation claire, précise, juste, débordante de vérité, pleine de trouvailles. A plusieurs reprises, les passages les plus significatifs de cette œuvre ont été longuement applaudis. L'effondrement de toute un passé a été synthétisé par Julien Duvivier avec une grande force et une puissance d'évocation rarement atteinte à ce jour. C'est remarquable". Mais d’autres soulignent que ce chant du cygne qui s’ignore est déjà démodé - et menacé, comme la métaphore de son propre récit : Au bonheur des dames, le roman, c’est surtout l’étude de l’évolution du commerce à une certaine époque. Le film, c’est tout au plus celle de la fin d’une boutique devant la croissance d’un magasin. On nous dit bien : le mal de l’un est la conséquence du progrès ; même, on nous le prouve, mais petitement, parce qu’on a voulu composer un film doté de scènes du genre qui est censé plaire en ce moment. La façon dont Mouret perdait sur certaines marchandises, la dégringolade de tel voisin, vendant des parapluies, et d’autres ne sont pas pris, dans le film, en considération. Le sujet se rabaisse, et d’autant plus que, dans l’intention évidente de déshabiller quelques gentilles demoiselles, on nous fait assister à des scènes de mannequins, alors que - croyons-nous - il n’y a pas - peut-être pas encore - de mannequins dans les grands magasins. Quant aux baignades à l’Isle-Adam où le personnel des magasins a été invité par le patron, c’est une lamentable plaisanterie, un prétexte qui sonne faux, une "attraction" grossement amenée et pesamment imaginée. Les démolitions continues de la fin touchent à la virtuosité, c’est du réalisme qui veut avoir l’air de symbolisme, et les surimpressions du début paraissent de l’avant-garde en retard. Comme on dit, "ça ne se fait plus". Ou il faut en jouer avec tant de discrétion ! ".
Et c’est Cinémagazine qui ose dire ce que le public de la présentation pensait sans doute, et qui lâche le mot : "sonorisation" : "L’œuvre cinégraphique vaut l’œuvre littéraire, chacune sur leur propre plan. Sans doute le cerveau imaginatif et clairvoyant de Zola n’avait pas conçu pour le "temple de la femme" un cadre analogue à celui des Galeries Lafayette. Sans doute n’avait-il pas pensé, pour les inévitables mannequins de tout grand magasin qui se respecte, à une bande de jeunes filles délurées, vêtues d’un simple "collant" de satin, riant en secouant en arrière leurs têtes aux cheveux courts, croisant haut la jambe, fumant des cigarettes ? Sans doute, son esprit précurseur n’avait pas créé un Octave Mouret, dont la silhouette était celle du très consciencieux Pierre de Guingand, une Denise Baudu sous la forme de la très tendre et un peu passive Dita Parlo ? Qu’importe ! L’œuvre de Zola est vrai dans tous les temps, ses personnages sont de toutes les époques, car sans cesse la roue tourne, écrasant sans pitié les choses qui ont vécu leur temps, pour le miracle du mieux et du plus grand : le Progrès. Le public de la présentation a fait au film le beau succès qu’il méritait. Il n’a pas eu le privilège de la sonorisation. Les habitués des salles des boulevards seront plus favorisés, et nous les en félicitons, car un film semblable demande la sonorisation comme complément indispensable. Tous les détails inutiles nous ont été épargnés. Seule est restée la trame vivante, adaptée aux contingences modernes, brossée en des tableaux saisissants par une main de maître. Zola, vous pouvez tressaillir ! Non plus d’angoisse, mais d’aise, et même d’orgueil : vous avez été respecté et compris ".
Il s’en faudra de quelques mois, mais, à la sortie de cette nouvelle version, Comœdia, cette fois, ne peut faire qu’un constat désabusé : "Bonne réalisation cinématographique. Tout le monde l’a proclamé. Hélas ! Pourquoi a-t-on fait sonoriser cette excellente production par. des gosses (ou peu s’en faut !) ? Il y a les coups de pioche des démolisseurs qui sont faits avec des baguettes de tambour ; des bruits de foule qui évoquent avec frénésie des aboiements de fox-terriers et des miaulements de matous amoureux ; des bruits de rues. qui se composent exclusivement de réguliers "Pouët, Pouët !" qui m’ont rappelé la corne de la bicyclette de mon fils et un bruit exaspérant de clochette. Mon cher Duvivier, vous avez dû bien souffrir en entendant cette piteuse adjonction ? Moi aussi !. Si c’est ça le film de demain, il faut vite lui couper le sifflet".
Projeté à nouveau au début des années 1990, le film retrouve alors toute sa place, ainsi qu’en témoigne un jugement contemporain : "Allégée, l'ouverture serait un modèle d'expression. Cette fois, Duvivier conçoit son film sur le modèle américain : il exprime un flot vital, "le progrès", par le dynamisme stupéfiant de sa caméra qui plonge dans le regard des foules et les masses des décors, avec le pur souci du concret et de l'efficace. Mais cette traversée de la jungle des villes, aux couleurs du cynisme futur, porte la marque - portraits, situations, atmosphère - du meilleur cinéma germanique. On dirait que Duvivier, mûri, passe du naturalisme d'Antoine à celui de Stroheim, à qui l'on pense pour des notations fortes : la voleuse pincée, et aux grands moments, comme la scène de la cantine, digne de figurer dans une anthologie du cinéma français".