La Tête d'un homme
A Pour vous, en 1936, Georges Simenon déclarait : On a tiré des films de trois de mes romans ["Le chien jaune", "La nuit du carrefour", "La tête d'un homme"] et je ne crois pas être injuste en disant qu'on en a tiré trois navets". Il l'était, certes, mais la critique de l'époque ne semble guère plus avoir perçu l'étonnante beauté formelle et narrative de l'œuvre - et sa profonde innovation. "Marianne" le note bien, mais avec réticence : " Le film, le très beau film de Duvivier appartient à la formule nouvelle. Au centre, un personnage qui ressemble singulièrement à Smerdiakoff des " Frères Karamazov " de Dostoïevski. Un malade, un dégénéré, rongé par un mal qu’il sait devoir l’emporter... Tout le film, si nous faisons abstraction des dix dernières minutes où M. Duvivier a cédé au démon du bel canto cinématographique, est surprenant et admirable. Par un jeu d’acteurs impeccable et souvent saisissant, par le choix exact des types et des paysages, par un excellent découpage, par un dialogue efficace, ce film est un phare dans la nuit. Il n’est pas inférieur aux films américains et allemands du même genre, les mieux réussis ". Lui fait écho Jean Laury dans Le Figaro : " De même qu’on peut, à l’écran, transformer en " navet " le plus beau scénario, on peut aussi traiter en chef-d’œuvre un sujet banal et crapuleux, tiré d’un roman sans valeur [sic] : c’est le cas de " La tête d’un homme ".... Ce film, magistralement réalisé, d’un intérêt soutenu et d’une sûre technique, va de pair avec les meilleures productions étrangères et fait marquer un point au cinéma français : c’est là ce qui importe ". Cinémagazine, sur le mode allègre, passe carrément "à côté" - au moins le fait-il dans la louange : "Pouah ! J’en frissonne encore et, quoique les charmantes spectatrices que j’avais pour voisines aient plaisanté tout le temps, pour se donner l’air crâne, je suis sûr qu’elles étaient ravies ce soir-là de ne pas coucher seules chez elles [sic]. [Sur la scène initiale] Une fois ce moment passé, et lorsque le cadavre a définitivement disparu de la circulation, il n’y a plus qu’à ravaler sa salive, à respirer profondément et à attendre. L’enquête commence, et ce sont ses péripéties qui vont nous tenir en haleine jusqu’à la fin. Nous verrons bien encore quelques cadavres, mais nous sommes nettement aguerris. C’est surtout le premier qui compte, n’est-ce pas ? L’assassin n’arrivant d’ailleurs jamais à nous être sympathique (comme dans bien des films policiers), nous ne sommes pas fâchés de le voir liquidé une fois pour toutes... Le film policier doit être très réaliste pour ne pas tomber dans la fantasmagorie et nous faire sourire. Des romans de Georges Simenon mis jusque-là à l’écran, " La tête d’un homme " est certainement celui qui l’est le plus... Allons, n’y pensez pas trop, mesdames, le commissaire Maigret est là pour vous rassurer, le commissaire Maigret qui, comme vous l’avez vu, a beaucoup de têtes de rechange ". D'autres sont nettement moins conquis, tels André Reuze dans "Excelsior" : " Le film paraît un peu long, inférieur en tout cas à " Poil de carotte ". On s’attendait à une évocation vivante du milieu si spécial de Montparnasse. Elle n’est qu’indiquée. Comme l’action, le dialogue manque de ressort. Un peu grandiloquent parfois, M. Inkijinoff est le criminel qu’on laisse évader volontairement [sic]... Il donne au personnage une sincérité émouvante qui fait regretter qu’on ne lui ait pas conservé son caractère initial ". De fait, c'est à Inkijinoff que beaucoup de commentateurs font le crédit du film, tels René Bizet : " Le film, dans son ensemble, donne une impression de puissance qui l’apparente au film psychologique. A la vérité, la trouvaille de M. Duvivier - et ce n’est pas pour rien qu’il a passé quelque temps dans les studios d’Allemagne - c’est d’avoir su dégager de ces personnages de faits divers un caractère central, celui de Radek, qui est une sorte de héros à la Dostoïevski, orgueilleux, inquiet, tour à tout tendre et cruel, aimant jouer avec le danger, livrant des secrets à la police tout en ayant l’air de plaisanter et terminant sa vie sous les roues d’un autocar, en disant : " Tout de même c’était un beau crime " ". Ce à quoi souscrit pleinement Paul Reboux dans "Paris-midi" : " Radek, c’est Inkijinoff. Il est extraordinaire. Ses pommettes saillantes, ses yeux obliques, sa figure mystérieuse, sournoise, féroce avec raffinement, indiquent l’Asiatique, l’homme accoutumé aux poisons, aux combinaisons et aux ruses... ". Et c'est au fidèle Alexandre Arnoux, dans "Les nouvelles littéraires", que revient l'une des plus subtiles et des plus complètes analyses contemporaines du film : " On me dit que Duvivier se regimbe quand on traite son dernier ouvrage... de film policier. Il a raison. Le roman de Simenon... est évidemment un roman policier. Rien n’y manque : le fond, les détails, l’atmosphère, la démarche du récit appartiennent sans conteste au genre. Mais la bande, elle, présente exactement les caractéristiques opposées. Dès le début, nous savons que Radek a tué Mme Henderson... L’intérêt se trouve donc renversé : la curiosité du spectateur change de pôle. Il ne s’agit plus de déduire, d’arracher à des indices troubles, savamment brouillés et rendus contradictoires par l’auteur, la solution, de deviner qui a commis le crime. Une autre question se pose : pourquoi l’assassin a-t-il commis le crime ? ... Le drame quitte le terrain de l’énigme et de l’enquête, de la pénétration des faits brutaux et de leur enchaînement, de la subtilité, de la mathématique et de l’intuition, il s’engage dans les domaines de la psychologie, de la tragédie, de l’aventure. Voilà la grande habileté des auteurs du scénario. Ils ont délibérément renoncé aux effets de surprise, ils ont retourné le roman et l’ont pris à la fin, à son épilogue.... La parole a laissé croire aux metteurs en scène que le film policier et le roman policier allaient se rejoindre ; ils se trompaient. Une fois de plus se vérifie que le son n’a pas changé la nature du film, ne l’a pas rapproché de la littérature, que l’écran conserve sa fonction et ses humeurs propres, ses frontières jalouses, que, aux antipodes du livre et du théâtre, le verbe ne lui sert que d’ornement et de commodité, ne constitue pas sa moelle et son unique langage. Le roman nous faisait assister à une chasse difficile, du point de vue du chasseur ; le metteur en scène, la caméra nous décrivent la poursuite en se plaçant dans l’œil du gibier, d’un gibier nerveux, anarchique, corrompu, qui cherche moins à échapper qu’à goûter les épuisantes voluptés du risque, qu’à exercer une dangereuse et maladive ironie, qu’à bafouer l’ordre et à combler une sorte d’orgueil qui touche à l’érotisme. Le meurtrier a soif de l’admiration de la police, de ceux qui apprécieraient le mieux sa maîtrise. Le crime est si beau que nul limier ne le décèlerait de lui-même ; alors l’homme traqué aide son ennemi. Il lui suffirait de se tenir tranquille ; il ne peut pas. Il ne possède pas la vertu essentielle [sic] des assassins : l’humilité. Il valait la peine, je pense, de montrer l’un des cas les plus frappants de subversion totale d’un ouvrage littéraire pour l’adaptation cinématographique ".