Le Petit Monde de Don Camillo
S’il est un film de Duvivier qui fit couler des torrents d’encre, c’est bien celui-là. Et les réactions ne furent pas aussi bon enfant que le propos pouvait le faire espérer, chacun sentant bien, comme le sentirent les spectateurs, que les enjeux étaient plus importants que le réalisateur lui-même voulait le faire croire. " Je ne dissimulerai pas ma déception devant ce " petit monde " où l’on prétend renvoyer dos à dos les antagonismes locaux, mais où l’on pratique une étrange partialité ", écrit le critique de " La croix ". " Les bastonnades ne sont pas distribuées en quantités égales. Le curé est un bagarreur, un " soupe-au-lait " ; ce n’est pas grave, et les mimiques de Fernandel font passer facilement la charge. En revanche, le maire et tous ses amis nous sont montrés comme de braves types embarqués dans le communisme sans trop savoir pourquoi, très croquemitaines d’allure, mais avec des âmes de grisette... Les vrais enfants de choeur ne sont pas sous les ordres du curé, ils encadrent Peppone et suivent la procession du Christ-Roi. De piètres apôtres de la révolution mondiale... On y étrille les communistes à bon compte, ce qui peut apaiser un certain nombre de craintes. Tout est simple. Ah ! si nos communistes étaient comme ceux-là !... Peut-on rire sur un volcan ? Oublie-t-on du côté catholique que la lutte anti-religieuse menée non loin de cette vallée du Pô par ceux-là mêmes qui, dans le film, invitent l’évêque à l’inauguration de leur " Maison du Peuple " ? ". Et l’on ne peut résister à mettre en parallèle - si l’on peut dire - l’appréciation du critique de " L’humanité " : " Ce n’est pas dans la vie que Duvivier a pris sa documentation, mais dans le livre du journaliste monarchiste et fasciste Guareschi... Et ce n’est pas avec le désir de rapprocher les braves gens de toutes opinions que le film a été fait : il a bénéficié d’un budget formidable (on parle de 450 millions de francs, dix fois plus qu’un film moyen) et est sorti en Italie au moment de la campagne électorale. Les dispensateurs en millions ont subventionné à Hollywood la " série antirouge " : les spectateurs français et italiens ne mordent pas à ces grossiers films anticommunistes qui ont donc échoué dans la tâche de diviser le peuple de chez nous... Pour la première fois, un cinéaste français d’une certaine valeur a accepté de prendre la relève de ces entreprises. Et c’est " Don Camillo ".... S’efforcer de faire rire aux dépens de " communistes " fabriqués sur mesure à cette seule fin : les montrer comme une foule acceptant sans réfléchir les ordres de " meneurs ", c’est une malhonnêteté, en ces temps de " complot ", particulièrement grave... Le peu de vérité mis par Duvivier dans son film pour essayer de le rendre vraisemblable suffit à détruire l’image horrifique des imbéciles sanguinaires que l’on attendait de lui. Ce qui signifie simplement qu’il n’est pas possible d’être à la fois vrai et anticommuniste ". Toute la critique s’articule, grosso modo, autour de ce clivage politique bien tranché. Ainsi, dans " L’aurore ", Claude L. Garson se fait " l’apôtre " de Don Camillo : " Les socialistes et les communistes en France comme en Italie ont ceci de particulier qu’ils haïssent l’église mais qu’ils ne conçoivent pas qu’un homme puisse se marier sans passer par les fonds baptismaux ou par la chapelle. Mais, dans un village, le curé ne se contente pas du seul rôle spirituel. Il est une force sociale, voire même politique, qui lutte contre les partis extrémistes "... Moins nombreux sont ceux qui voient en Peppone un " modèle ", tandis que beaucoup renvoient dos-à-dos les adversaires, si valeureux soient-ils, soit sur le mode désabusé, soit sur le mode moraliste, ainsi, pour ce dernier, Jean Nery dans " Franc-Tireur " : " Qu’on aimerait, chez nous, voir MM. Teitgen et Thorez... en venir aux mains à propos de pis de vaches trop gonflés ou d’attraction foraine, mais travailler ensuite, de conserve, au bien du peuple et à la sauvegarde du troupeau ! Oui, mais voilà, tout cela n’est que rêve... Où y sont donc l’enfer de la Sibérie, l’excommunication et les culs de basse fosse, l’intransigeance, la violence, l’hypocrisie, les purges, les censures, les béni-oui-oui, l’anathème, la mise au pas ? Envolés, tués sous les bons sentiments, enrobés de gentille ironie ! C’est un peu facile. Et quand Duvivier déclare : " Si ce film incite les spectateurs à se pencher avec plus d’indulgence et de compréhension sur les problèmes d’autrui, si, au lieu d’être considéré comme une provocation, ce film apporte au contraire une invitation à la fraternité, alors nous pourrons dire que nous n’avons pas perdu notre temps ", il est, ce me semble, à côté de la question. " Don Camillo " se situe dans un autre monde. Un monde sans barbelés, sans interdiction, sans haine profonde, sans " blocs ". Sa puissance exemplaire en est infiniment réduite ". Claude Mauriac, sur un ton moins dramatique, ne dit pas autre chose : " Il est, selon les époques, des sujets dont on a plus ou moins envie de s’amuser... C’est pourquoi " Le petit monde de Don Camillo ", après avoir fait rire du même cœur communistes staliniens et anticommunistes chrétiens ou non (ce qui vaut tout de même d’être admiré), leur laissera le même arrière-goût désagréable. Le malaise dans lequel nous met, si j’ose dire, cette pantalonnade d’ensoutanés et de sans-culottes est d’autant plus inattendu que, du côté des spectateurs, chacun, rouge ou blanc (pour reprendre la terminologie du film) est curieusement disposé à donner raison à son adversaire... " Le petit monde de Don Camillo " me paraît désamorcer à la fois l’esprit justement revendicateur de la classe ouvrière et la juste résistance des non-staliniens aux entreprises de subversions nationales... Ce résultat est moralement condamnable, quel que soit l’esprit dans lequel on le juge. En effet, les communistes ne nous sont pas donnés ici pour critiquables en tant que staliniens, ce qui, du point de vue italien comme du point de vue français, aurait été la seule position d’attaque juste et raisonnable aux yeux du plus grand nombre, mais en tant que révolutionnaires nationaux protestant contre une société injuste... Quant aux chrétiens, ils apparaissent défendables et même admirables non en tant que chrétiens... mais en tant que représentants et défenseurs d’un ordre social dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est ni admirable ni défendable. Ce qui est, dans les deux cas, une imposture pure et simple ". Plus concis, Jacques Doniol-Valcroze, dans " L’observateur ", est tout aussi outré, mais à nouveau plus partial : "Le système est très simple : trois coups de bâton pour les communistes et deux coups de bâton pour les curés... et ainsi de suite jusqu'à la fin. L'addition finale ne donne pas un nombre égal de coups pour chacun... Le procédé consiste à faire croire à l'objectivité. On a rarement été aussi loin sur un écran dans la démagogie et l'hypocrisie". L’évènement est si considérable que, sous le titre évocateur de " Mon curé chez les producteurs ", les jeunes critiques de " Positif " (dont ce n’est que le quatrième numéro) y consacrent plusieurs pages. En fait, comme le note justement l’un d’entre eux, " Tout le monde est finalement dépassé dans cette affaire, dépassé par le public : Guareschi, qui vient d’affermir les foules dans les principes républicains : possibilité de coexistence des idées les plus contradictoires ; Barjavel, homme-de-gauche saupoudré d’anarchisme qui avait accepté d’adapter un bouquin royaliste, et voit ses résultats appréciés par la grande masse des Bons Pères, les pouvoirs établis... Duvivier, qui vérifie qu’un chef d’œuvre se fait sans y penser, seul confrère européen de M. de Mille... Fernandel, dédouané pour l’éternité, qui va poursuivre avec " Le retour de Don Camillo " et pourquoi pas " La fiancée ", Le fils naturel de ", etc. Les marchands, auxquels il manque surtout le sens du commerce ; aucun n’avait prévu un tel succès pour cette production de série, à budget modeste.... Les critiques enfin, qui ne comprennent pas très bien pourquoi on a brusquement suivi leurs conseils. Pour un peu, ils reprendraient confiance !... " Enfin, certains critiques, car Xavier Tilliette, dans le même numéro, distingue les " vrais " des faux : " Les critiques et les vrais amis du cinéma remâchent leur amertume, car ce succès, patent, inscrit en gros chiffres sur les colonnes de recettes, est irrémédiable. Il consacre le divorce à très long terme entre la critique et le public, l’inanité de celle-là, le grégarisme de celui-ci... Est-ce là le superchampion, comme parle le jargon corporatif ? Si oui, quelle confusion des valeurs, et faut-il que nos contemporains soient tristes pour ne plus souffrir que les Fanfan et les Camillo, et faire fête à ces modestes tenders du circuit de distribution, alors que " Jeux interdits " émerge péniblement et que " Un homme marche dans la ville "... sommeille dans les blockhaus ? Le plus grave, toutefois, n’est pas là. Il me paraît être... dans le fait que Camillo est un film inoffensif en apparence, un film qui endort la bonne conscience, et la bonne conscience la plus odieuse, la bonne conscience cléricale. Loin de moi l’idée que ce soit un film fourbe. Il ne s’avance pas masqué, il se présente comme l’adaptation littérale d’un feuilleton humoristique rédigé par un journaliste spirituel... Mais les spectateurs catholiques ou vaguement chrétiens, c’est-à-dire anticommunistes, qui se pressent à la projection, ne sont pas fâchés que le dernier mot revienne à ce curé bon vivant et brave homme, confrère du moine rabelaisien de " L’auberge rouge ". La voilà bien, la religion délivrée de son complexe d’infériorité, qui trouve son compte dans l’habile gestion des affaires temporelles, se concilie les bonne volontés et délie adroitement les bourses avec d’autres moyens que les quêtes et le denier du culte ".